TRIQUIAT MONTALVES Soledad, [2014] Etre chilien ça se dit en chantant. Approche métapolitique des fondements d’une identité nationale (1969-2011), Santiago de Chile, U.T.E / Presses Universitaires de Tlön, 879 p.

Dans ce très intéressant livre tiré de sa thèse de doctorat, dense mais vivant, Soledad Triquiat Montalves, analyse avec justesse la façon dont la musique s’adapte et évolue durant l’histoire récente du Chili – et bien au-delà.

1ère partie : la musique dans un monde politisé (1969-1973)

Prenant pour point de départ la question « pourquoi le pouvoir populaire ne créé par spontanément ses chanteurs ? », elle dresse un parallèle avec la France. Dans ce pays, la culture musicale révolutionnaire, libérale, socialiste ou communiste 1, nait dans les rues de Paris en 1789, sur la route entre Strasbourg et Marseille, dans la chaleur des événements sur les barricades de 1848, etc. « En Mai 68, les slogans, affiches et dessins qui auront marqué l’époque, ne sont pas sortis des ‘services marketing’ des partis politiques », constate-t-elle. Ceci lui permet d’analyser l’incapacité des chanteurs engagés pour l’Unité Populaire à accompagner jusqu’au bout un processus politique qui se polarise, se politise toujours plus (« conséquences naturelles de tout processus collectiviste ») et cristallise des haines de plus en plus fortes entre deux camps, dès la fin 1972, alors que ces artistes s’étaient engagés très consciemment dans cette mission.

La mise en perspective avec le traitement politique des artistes à Cuba, une fois le processus révolutionnaire arrivé à sa fin, la prise du pouvoir, est juste. Elle permet à l’auteure de montrer parfaitement comment les anciens chantres de Fidel Castro deviennent ses pions ou sont mis hors jeu, comme Padilla, et ce, lorsqu’elle revient au Chili sans tomber dans le piège de l’uchronie tout en dressant des analogies avec les chanteurs de la DICAP. Son interrogation, même si elle privilégiera des exemples tiré du champ musical, l’englobe désormais, comme « champ de troisième ordre », compris dans le « champ artistique » puis « intellectuel » 2. La question posée en toile de fond est dès lors : comment, alors qu’on leur demande d’être les poils à gratter de la société pendant la période ‘d’opposition’, une fois au pouvoir, les artistes, ces loups, peuvent  devenir des agneaux ? Il y a comme un  » troisième moment dialectique qui demeure impossible » [p. 453] et l’analogie avec la bipolarité des gardiens de la République de Platon est aussi percutante que peu charitable pour les intellectuels ramenés à la « main gauche » de l’ordre, tenant un stylo comme la « main droite » (bourdieusienne) tient la matraque.

Dans un troisième chapitre, Triquiat Montalves montre que ceci n’est pas vrai que pour le « champ intellectuel » et elle élargit encore à tous les « compagnons de route » d’un pouvoir politique. Toujours en suivant l’exemple de Cuba, le final d’Ernesto Guevara, le poète-économiste-aventurier-guerillero, qui dut aller se suicider en Bolivie parce qu’il ne sut pas jouer le jeu trouble des politiques et qu’il fallait à tout le monde une sortie honorable, est décortiquée. Un saut est alors opéré entre les années 70 et la France actuelle, le Che étant ramené, dans un contexte révolutionnaire, à ce que le ministre « d’ouverture », le non-professionnel de la politique qu’on met aux plus hautes responsabilités pour ses compétences et qui se fait vite ‘démissionner’ parce qu’il lui manque l’essentielle : savoir jouer le jeu politicien, avoir la muñeca dont Allende était si fier. Jara, Guevara, Claude Allègre en passant par la stérilité de Pierre Bourdieu lui-même face à la réforme du système scolaire, les élargissements successifs, fruit des scrupules post-doctorat de l’auteure, pourra dérouter une partie des lecteurs et enthousiasmer les autres. Le parti-pris est en tout cas affirmé et osé, et en grande partie réussi puisqu’il la cohérence est tenue durant les trois chapitres même si au jeu des analogies, l’auteure donne parfois quelques bâtons pour se laisser battre, devancer la critique ne suffisant pas à la faire taire.

2ème partie : la musique dans un monde dépolitisé (1973-2011)

La deuxième partie revient à la musique mais décentre cette fois-ci la zone géographique annoncée, le Chili en élargissant à l’Amérique, et plus particulièrement aux Etats-Unis. L’auteure ayant polarisé son lectorat dans la première partie et consciente sans doute d’en avoir perdu une partie en route pour ne garder avec elle que celui qui acceptera de se laisser balader comme elle l’entend, part dans une fuite en avant cohérente qui lui permet d’aller jusqu’au bout de son projet. Elle compare alors, au chapitre 4, la musique du Chili avec le dialogue Blancs / Noirs (et Indiens) qui se déroule aux EUA pendant tout le XXe siècle : les noirs héritent de certains rythmes indiens et africains ; ils les font évoluer ; les blancs les imitent et créent à leur tour de nouvelles formes musicales ; les noirs récupèrent ce qu’ont fait les blancs et le modifient à leur tour, etc. jusqu’à la fin du siècle. Ainsi, deux communautés séparées politiquement fondent ‘ensemble’ dans un commerce muet de sons et de rythmes, le jazz, le blues, le rythm’n blues, le rock, le hard rock, le rap, etc. Ce dialogue spontané créé plus qu’une culture nationale mais bien internationale, et sans doute que l’authenticité du processus qui a eu lieu, plus que la domination économique des EUA, explique, d’après l’auteure, le succès de l’exportation de sa culture, soutient avec conviction l’auteure.

Dans le chapitre 5, Soledad Triquiat Montalves, théorise alors ce qu’elle appelle la « culture d’ordre spontané », celles des EUA, celle du nationalisme territorialiste de Violeta Parra, avec la « culture aux ordres » du pouvoir quel que soit le « régime politique commanditaire ». Elle réfute au passage Bourdieu en se prévalant non pas d’un « anti-bourdieusisme » mais d’un « bourdieusisme bien compris », qu’un ordre de marché puisse être commanditaire d’une forme d’art quelconque, « l’art novateur » et « art paresseux » étant présents dans n’importe quel régime socio-politique, et « l’art novateur » n’étant pas en soi, une valeur, puisque les formes avant-gardistes d’art ne peuvent être « qu’une pseudo-aristocratie – qui n’est qu’une oligocrassie, ordre régulier d’une religion à laquelle personne ne croit, quand on la connait seulement ! – coupée de la société, tournant à vide et se touchant les subventions pour se donner du plaisir – celui qu’elle ne donne à personne d’autre (pour ne pas évoquer le mot de masturbation, ce qui serait pas convenable dans des presses universitaires fût-ce aux PUT) » [p. 745].

Le chapitre 6 déroute encore par son décalage, puisque la distinction « culture d’ordre spontané » / « culture aux ordres », nous amène cette fois-ci en France, où le rap, qui est un phénomène d’abord copié sur les villes nord-américaines, puis qui invente sa langue, sort de ses quartiers populaire (au sens économique), devient culture populaire (au sens social, fusionne avec le graffiti ou la danse. Il devient ainsi un phénomène transculturel transocéanique que l’auteure veut oppose au nationalisme les pieds dans la terre de Violeta Parra. La clef de l’argumentation de chapitre, au-delà de la question d’une « authenticité de terroir » que l’auteure prétend aussi illusoire que la pureté génétique d’un peuple, est de montrer que rien de tout cela n’a été piloté politiquement. Ces phénomènes culturels apparaissent et se développent dans la spontanéité, dans les caves, les marges et les murs de la ville. Et puis un jour JoeyStarr déménage du ‘9-3’ au Marais et joue un flic dans Polisse

Le chapitre 7 revient au Chili et répare quant à elle un manque évident dans la périodisation des thèses déjà écrites sur des questions proches puisqu’elle va jusqu’en 2011. On y découvre comment évolue la musique populaire sous la dictadure ou dictamolle (jamais elle ne prend parti sur la question et s’en explique avec justesse). L’étude du processus via lequel une culture musicale populaire reste possible dans un monde chicagoboycisé et jaimeguzmanizé, dans tous les cas largement dépolitisé est passionnante, notamment sur le pan de la contre-culture qui nait comme une mauvaise herbe sous la gangue de la « musique paresseuse » (et non pas « aux ordres ») qui reste majoritaire dans le pays 3. L’analyse générationnelle de ‘31 minutos‘ chez les Chiliens de 25 à 40 ans en 2014, vaut le détour pour elle-même. Soledad Triquiat Montalves démontre brillamment que les époques politisées n’ont pas l’apanage de l’effervescence artistique et que la culture en général ne connait aucun frein, aucune pause, n’a pas besoin de tuteurs politiques (et même au contraire, comme elle le soutient).

Conclusion

La conclusion essaye de redonner une unité à ce parcours début au Chili sur la musique et poursuivi dans tout l’Occident. La culture est un décrit comme un domaine infra ou méta-politique. Dès qu’elle veut ou se laisse être récupérée, elle n’est que l’ombre d’elle-même. Aussi la DICAP était une entreprise vouée à l’échec. La partie la moins convaincante – quoique probable – de l’ouvrage se trouve dans ces quelques pages de spéculations, ici uchroniques, où Soledad Triquiat Montalves suppose que si les militaires n’avaient pas fait de coup d’Etat et coupé les mains de Jara en 1973, les communistes lui auraient coupé la langue, à leur façon, plus tard… peut-être même se l’était-il déjà coupé un peu en 1973, ajoute-t-elle, comprenant qu’il était dépassé par les événements. Pourtant, malgré le caractère très politisé de leur musique, Jara, Inti-Illimani, Fernandez et les autres s’écoutent encore bien, sans être tomber dans l’oubli comme l’art de propagande russe, ou les travaux des  » ingénieurs des âmes  » dont le monde sous bannière soviétique fut un grand pourvoyeur. On reconnait la technique déjà soulignée du critique devancée / critique désamorcée qui est inutile puisqu’on ne nous dit pas pourquoi la musique aux ordres de l’URSS n’a pas laissé de trace dans l’Histoire alors que celle du Chili sous l’Unité Populaire, l’aura fait. Sans doute sera-ce le point de départ d’un autre ouvrage qui nous mènera sur Mars, en passant par l’ère de Meiji au Japon ou les liens entre cultures contestataires et milieux mafieux, pouvant parier que l’auteure ne s’intéressant plus qu’à son lectorat conquit par le premier livre n’essaye plus de faire revenir à elle celui qui aura décroché au chapitre 3. On peut le comprendre, mais tant pis pour lui !

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Ben non, bien-sûr qu’il n’existe pas ce livre, Aurélie, puisqu’il faudrait l’écrire !

Allez, au boulot !

  1. Le terme de « gauche » est banni de son travail car vide de sens, nous ne pouvons qu’en féliciter
  2. Un léger flottement entre la terminologie marxiste et bourdieusienne est à relever même si l’auteure ne semble pas marquer de différence entre les approches de Marx, Veblen et Bourdieu, qu’elle fonde souvent, de facto, en un seul ensemble de pensées
  3. Les analyses comparatives entre la télévision commerciale et abrutissante des années 80 au Chili et en France, pays démocratique, sont tout à fait justes