Ecrits corsaires

Dans les cas de révolte de type humaniste – possibles dans le cadre du vieux capitalisme et de la première révolution industrielle – l’Eglise pouvait intervenir et réprimer, en contredisant brutalement une certaine volonté formellement démocratique et libérale du pouvoir de l’Etat. Le mécanisme était simple : une partie de ce pouvoir – par exemple la magistrature et la police – assumait une fonction conservatrice ou réactionnaire et, en tant que telle, mettait automatiquement au service de l’Eglise ses instruments de pouvoir. Il y a donc un double lien de mauvaise foi dans les rapports entre Eglise et l’Etat : pour ce qui la concerne, l’Eglise accepte l’Etat bourgeois – à la place de l’Etat monarchique ou féodal – en lui accordant un soutien et un appui sans lesquels, jusqu’aujourd’hui, le pouvoir n’aurait pu subsister ; pour ce faire, l’Eglise a pourtant dû admettre et approuver l’exigence libérale et la démocratie formelle – choses qu’elle a admises et approuvées à la seule condition que le pouvoir lui donne l’autorisation tacite de les limiter et de les supprimer. Le pouvoir bourgeois lui en a donné l’autorisation de tout cœur. En effet, son pacte avec l’Eglise en tant qu’instrumentum regni ne consistait en rien d’autre que ceci : dissimuler son propre libéralisme et son antidémocratisme essentiels en confiant les fonctions illibérales et antidémocratiques à une Eglise acceptée de mauvaise foi comme une institution religieuse supérieure. L’Eglise a en somme signé un pacte avec le diable, à savoir avec l’Etat bourgeois. Il n’est en effet de contradiction plus scandaleuse qu’entre religion et bourgeoisie, celle-ci étant le contraire de celle-là. Le pouvoir monarchique et féodal l’était au fond moins. […] L’acceptation du fascisme a été quelque chose d’atroce [pour l’Eglise] : mais l’acceptation de la civilisation bourgeoise capitaliste est un fait définitif, dont le cynisme n’est pas seulement une faute, la énième dans l’histoire de l’Eglise, mais bien une erreur historique que l’Eglise paiera probablement de son déclin. Car elle n’a pas pressenti (…) que la bourgeoisie représentait un nouvel esprit (…) : un nouvel esprit qui, dès l’abord, s’est révélé concurrent de l’esprit religieux (dont il ne conserve que le cléricalisme) et qui finira par prendre place pour fournir aux hommes une vision totale et unique de la vie (sans plus avoir besoin du cléricalisme comme instrument de pouvoir.)

[…] Le futur appartient à la jeune bourgeoisie, qui n’a plus besoin de « tenir » le pouvoir à l’aide de ses instruments classiques et ne sait que faire d’une Eglise qui, désormais, est condamnée à disparaître de par son appartenance à ce monde humaniste du passé, qui constitue un obstacle à la nouvelle révolution industrielle. En effet, le nouveau pouvoir bourgeois nécessite, de la part des consommateurs un esprit complètement pragmatique et hédoniste : un univers mécanique et purement terrestre dans lequel le cycle de la production et de la consommation puisse s’accomplir selon sa nature propre. […] La lutte répressive que le nouveau capitalisme accomplit encore par l’intermédiaire de l’Eglise est une lutte retardée et destinée, selon la logique bourgeoise, à être rapidement abandonnée, ce qui aura pour conséquence la dissolution « naturelle » de l’Eglise.

« Le slogan fou des jeans Jesus », Corriere della Sera, 17 mai 1973 ; Ecrits Corsaires, Flammarion, Champs, 2018, p. 50-52

Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’à fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. […] Au moyen de la télévision, le centre s’est assimilé tout le pays, qui était historiquement très différencié et très riches en cultures originales. Une grande œuvre de normalisation parfaitement authentique et réelle est commencée et elle a imposé ses modèles : des modèles voulus par la nouvelle classe industrielle, qui ne se contente plus d’un « homme qui consomme » mais qui prétend par surcroît que d’autres idéologies que celle de la consommation sont inadmissibles. C’est un hédonisme humaniste et aveuglément étranger aux sciences humaines.

« Défi aux dirigeants de la télévision », Corriere della Sera, 9 décembre 1973 ; op. cit., p. 62-63

Dernières paroles d’un impie (1981)

J’ai écrit dans le poème « Une vitalité désespérée » que j’étais communiste parce que j’étais conservateur.

Les dernières paroles d’un impie (entretien avec Jean Duflot), Pierre Belfond, 1981, p. 64

Je ne me pose pas de problème dans une perspective eschatologique prochaine. Il faudrait en effet le poser en termes de décennies ou de siècles. Or, je me suis fixé, hélas !, un horizon situé à des milliers d’années. Comment dans ce cas parler d’eschatologie ?

Tout le problème est là : comment naissent les nouvelles valeurs, et sous quelles formes ? Quand finissent les valeurs anciennes et en naissent d’autres ? Nous sommes immergés aujourd’hui dans un monde (de transition) où les anciennes valeurs demeurent encore valables, tout en se dégradant à vue d’œil.

Op. cit., p. 65-66

Je vous ai dit que j’avais abandonné le langage de ma période gramscienne, depuis l’Evangile selon saint Matthieu. Mais si je parais actuellement rechercher un langage hermétique et précieux, apparemment « aristocratique », c’est parce que je considère la tyrannie des mess media comme une forme de dictature à quoi je me refuse de faire la moindre concession.

Op. cit., p. 75