§10. Je suis sorti pour chercher à manger : il n’y a rien à la maison et Natalia n’a pas faim, ou mangera ailleurs, plus tard. On se reverra dans quelques jours. Lorsque je suis venu lui dire au revoir avant de sortir, nous n’avons pas osé nous faire la bise comme d’habitude. Peut-être conscients que nous voulions dans un futur proche quelque chose de plus appuyé qu’un simple frôlement amical qui se contenterait d’une joue, mais qu’il est encore trop tôt pour nous offrir nos lèvres. Il valait mieux ainsi ne pas se toucher du tout que de le faire dans cet entrelacs de survivance de pudeur et de camaraderie un rien dépassée.

J’ai aussi un coup de téléphone important à donner, et cela m’effraye un peu, doublement : arriverai-je à me faire comprendre ou à comprendre ce qu’on me répondra ? Qui vais-je appeler ? Je n’ai qu’un numéro griffonné à l’encre verte. C’est plongé dans tous ces doutes, que je rentre dans un centre de télécommunication, à la recherche d’une cabine téléphonique.

Finalement le coup de téléphone s’est bien passé. Je suis tombé sur une femme, surprise lorsque je lui ai parlé de mon commissionnaire. Mais avec qui j’ai pu fixer un rendez-vous dans vingt-et-un jours, pas avant, car elle n’est pas sur Santiago en ce moment, à 20h, sur la Plaza Brasil, au coin entre Huérfanos et Avenida Brasil. Je rentre dans une petite échoppe qui vend des empanadas. C’est de ces petits bouisbouis qui ne proposent qu’un seul produit, coincé entre deux murs séparés par un mètre cinquante au mieux, d’une propreté plus que douteuse pour ne pas dire clairement crasseux, et décoré avec un mauvais goût flagrant où une Vierge Marie décatie et graisseuse demeure en tête à tête, au milieu des mains qui récupèrent les petits chaussons fourrés, avec une horloge Elvis aux couleurs passées. Ces petites échoppes dont la viabilité commerciale reste une énigme, comme celle des vendeurs de breloques sur les marchés improvisés au milieu des détritus, de la terre et des mégots dans la rue des quartiers populaires, de ces vendeurs ambulants qui doivent réussir à refourguer quelques cigarettes pour l’un, une bouteille d’huile pour l’autre, quatre tomates, deux cacahouètes et comment font-ils pour survivre avec ça ?

— De que …… veu…… de la ……pino….?

Eh merde ! Je ne sais même pas si la vieille femme qui se tient derrière son présentoir vient de me poser une question, si c’est une affirmation, si je peux m’en sortir en disant « oui » et comprendre après coup à quoi il s’agissait de répondre, la faire répéter sans qu’elle me rompe le cou ou rigole de toutes ses dents. Dans le doute, j’opte pour dire oui – être positif m’offre une plus grande sécurité. Au visage à moitié interloqué et à moitié dédaigneux de la tenancière, je comprends que ni oui ni non ne faisait partie des réponses attendues à cette question, enfin si c’était bien une question.

— Je suis désolé, je n’ai pas compris.

— Quelle variété veux-tu : {je n’ai pas compris}, {pas entendu non plus} ou {et toujours rien}.

— Euh… La première, s’il vous plait.

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