§15. Une illusion persistante alors, puisque nous sommes allés tous les deux écouter Orlando Millas à 18h au Stade du Chili, qui tenait un meeting où il a parlé de l’économie de l’Unité Populaire. Ce n’était pas le bon jour pour Natalia. Elle n’est même pas encartée au PC, donc elle n’était pas tenue à y assister, mais en tant que membre de la Junte de voisins1, elle tenait à le faire.2

Alors au retour, à la tombée de la nuit, nous attendent les cartons que nous l’aidons à charger. La chambre vide qu’elle laisse derrière elle, on dirait mon cœur, avec les traces d’un cadre sur le mur, les indices prouvant qu’on a vécu ici auparavant, et je vais rentrer ici sans la même joie, désormais.

— Je dois chercher Pablo, Jean, et m’installer chez moi.

— Oui, c’est normal.

— Mais tu es triste.

— C’est aussi normal que je sois triste. C’est mieux comme ça, c’est mieux pour toi.

Lorsque je ferme la porte de ma chambre, après qu’elle est partie dans sa voiture, je m’assois sur le lit et, bien que rien n’ait changé dans la pièce, ni avec mon arrivée et mon installation plus ou moins durable dans la maison d’Agustín, ni par son départ, je ressens pourtant l’étrangeté de cette pièce qui ne porte aucune marque de l’identité de son occupant. Je ne vis plus dedans à cet instant-là : elle me fait face, elle me rejette de toutes parts bien que je sois en elle. Elle voudrait me jeter à droite, m’expulser à gauche, en même temps, alors, l’un étant incapable de gagner sur l’autre, je reste dans un équilibre tiraillé en son centre. Et la vibration, cette présence, que je ressentais de l’autre côté du mur : éteinte. Il faut que je me fasse à la vision de cette maison sans Natalia. C’était elle qui m’avait ouvert la première fois. L’une et l’autre étaient, depuis mon arrivée, indissociables. Il faudra donc revoir les mêmes espaces qu’avant, mais les remplir d’autres habitudes. Et Natalia avait raison, il faut que je regarde les gens, pas les murs. Que Valparaíso me semble loin, il y a trois jours et comme deux mondes différents.

Notes

  1. Les Juntes de Voisins ou les Centres de Mères, sont des organisations établies sous le mandat du président démocrate-chrétien Eduardo Frei, entre 1964 et 1970, via le programme de promotion populaire. Conformément à l’idéologie solidariste et chrétienne du parti, il s’agissait de centres d’entraides, de discussions, de vie, visant à rapprocher les voisins et les accompagner dans leurs projets spontanés. L’équivalent en France, Belgique, Québec ou URSS serait les Maisons des Jeunes et de la Culture. On comptait (et compte encore puisqu’elles existent toujours) entre 10 000 et 12 000 dans tout le pays, avec près de 70% dans la capitale.
  2. Notons que le Siglo donne, après la convocation au meeting, une liste de groupes dont les membres « doivent y assister »…

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