§7. Je suis assis, chien errant récupéré par une âme charitable, en train de sécher, tâchant de cacher maladroitement et bien en vain, que je suis ivre, pris en défaut comme un enfant honteux. Je n’ai fait que participer à une fête populaire que je ne connaissais pas, désireux de connaître, de partager, d’absorber le plus possible de cet univers culturel nouveau…

— Et alors ça t’a intéressé la parade militaire ? — me demande Natalia.

— Je ne connaissais pas vraiment les différents corps, … je n’avais rien d’autre à faire. Il y a la même chose le 14 juillet en France. Je suppose que ce n’est pas intéressant mais qu’il faut l’avoir vu au moins une fois dans sa vie, non ?

— Personnellement, je ne l’ai jamais vue. Je m’en porte plutôt bien. Enfin, cette année, le simple fait que les Fêtes de la Patrie aient eu lieu sans heurts est une victoire en soi…

Je peux la regarder tout à loisir pendant qu’elle nous prépare de quoi manger pour ce soir. J’aurais voulu l’aider mais elle est tellement rapide dans l’exécution de ses gestes, si sûre de ce qu’elle fait, que mon aide n’aurait été qu’une perte de temps pour elle. Je n’ai donc pas insisté après son refus. Et je suis alors le contemplateur privilégié de son profil en mouvement qui s’affaire à une activité prosaïque avec la grâce d’une ballerine. La main dans les avocats pendant que sa frêle poitrine balance au rythme de ses longs cheveux d’une noirceur de péché, et que mes regards n’arrivent pas à se défaire de son nez très légèrement aquilin qui lui donne un air racé d’une fine dureté. Une guerrière amazone. Comment un petit bout de femme d’un mètre soixante au plus, épaisse comme mon petit doigt, peut-elle dégager autant de force et d’assurance ?

Nous mangerons des tacos mexicains qu’elle m’apprend à plier, vu mon air gauche lorsque je tente de faire entrer dans ma bouche cette fine galette ronde.

— Je peux savoir ce que tu fais dans la vie ? — osé-je lui demander.

— Je suis psychologue. Et toi, qu’est-ce que tu viens faire dans ce pays ?

— J’ai été embauché dans une administration, comme traducteur.

— Et tu viens faire ça dans notre petit Chili ?

— Oui. Il est petit par la taille, mais je pense que quelque chose d’historique se passe ici, et c’est là que je voulais être ! Ce qu’a commencé Allende concerne l’humanité entière, et l’humanité c’est un peu moi, aussi !

(L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non.

Samuel Beckett, En attendant Godot)

Il me faut vite casser l’effet citationnel de ma dernière phrase ! Comme pour donner des gages à cette femme sûre d’elle, dure et muette que ma démarche est bonne, car internationaliste. Non pas réalisée comme un acte de « solidarité » colonialiste, moi le Français qui serait venu aider la révolution chilienne fort de l’expertise que nous autres enfants de 1789 aurions acquis instinctivement depuis que les sillons abreuvés du sang impur des royalistes feraient pousser des droits de l’homme dans tout le pays. Aussi je rajoute :

Je suis là comme un camarade, Natalia, pas comme un Européen, pas comme un Français,

…non, pourquoi dire ça si je ne sais même si elle voit ma démarche sous cet angle. Ce serait grossier que de lui répondre en anticipant une pensée qu’elle n’a peut-être pas. Plutôt :

J’ai envie de participer à cette aventure, je ne veux pas rester en marge de ce processus émancipateur unique dans l’histoire,

…et lui faire croire que je ne suis ici que par égoïsme narcissique, soit ce futur grand-père qui pourra dire « moi j’y étais », ou un chevalier en mal d’aventures… Non, je pense alors à…

— Il se passe surtout quelque chose d’hystérique dans ce pays… Enfin, encore faut-il être sûr d’apporter quelque chose à la révolution et ne pas être une bouche de plus à nourrir…

C’est Natalia, qui, voyant que je cherchais une réplique, a pris le créneau laissé vacant. Et qui se repend presque aussitôt de l’aspect très dur de sa phrase, en me demandant si j’étais d’un parti quelconque en France, afin de m’offrir une possibilité de lui montrer que je fais bien partie de la première catégorie… Malheureusement, je ne peux que bafouiller que je suis vaguement proche du Parti Communiste sans vraiment lui appartenir… encore un raté.

— Le problème des communistes chiliens, c’est qu’ils ont doublement tort. — relance-t-elle — D’une part d’être communistes car nous ne voulons pas être inféodés à l’URSS, mais suivre notre propre voie chilienne ou sud-américaine. En tout cas nous ne voulons en rien passer d’un maître à un autre. De l’autre, d’être réformistes : c’est en avançant vite et sans laisser à la bourgeoisie pro-américaine le temps de nous reprendre ce que depuis deux ans nous avons bâti, que nous avancerons.

Je ne sais que répondre, alors elle enchaîne :

— Un conseil, ne dis pas que tu viens construire le pays, ou quelque autre mot de ce genre qui pourrait blesser notre orgueil. Le Chili s’est mis les « pantalons longs », comme on dit ici. En nationalisant les richesses de nos terres que les gringos nous avaient prises à l’aide de l’oligarchie à leur botte. Notre peuple n’a besoin de personne d’autre que de lui-même. Et les gens sont fiers. C’est tout ce à quoi ils peuvent encore se rattacher. Ils ne veulent pas de charité venue d’ailleurs leur faire la leçon comme à une chamaillerie de gosses dans une cour d’école.
— J… Je n’ai jamais dit ça…

— Je voulais t’avertir. C’est tout. Et puis tu aurais très bien pu aider le Chili en travaillant en France à faire en sorte que ton pays reste fidèle à ce que voulait le Général de Gaulle : indépendant des Etats-Unis. Sont nos alliés tous ceux qui refusent l’hégémonie des deux grandes puissances qui dirigent le monde. Tiers-Monde, Troisième-Voie, non-alignés, appelle-ça comme tu veux, mais c’est dans ce créneau-là que notre politique évolue.

Je reste coi, à ne plus trop savoir si je dois m’excuser à présent d’être venu…

— C’est bien que tu sois là. — me dit-elle comme pour contrebalancer l’aspect un peu brutal de sa dernière proposition. — Il faut que tu découvres rapidement ce qui se passe ici. Tu as sûrement lu des choses, peut-être des livres, des articles, tu dois avoir de la théorie, mais c’est le terrain qui est la vraie école. Ici tu appréhenderas sûrement les choses de manière plus juste. Tu as déjà vécu dans un pays dominé ?

— Non. La région parisienne et un tout petit peu le sud de la France. Je connais un peu la domination d’une capitale sur ses habitants périphériques et la violence sociale au sein d’un pays …

— C’est peut-être ta première chose à faire. Essaye de sentir ça et tu comprendras bien des choses.

Moi qui, outre être un Français, donc un Européen, suis un mâle, blanc, sans handicap, pas roux, un rien trop petit mais pas assez pour que cela soit discriminant, ni Juif ni Maghrébin, à la famille même pas pauvre sans être dans le gratin de la société française, c’est vrai que je ne sais pas ce que c’est d’être dominé. Je ne vais pas m’en excuser, mais c’est comme ça, je ne sais pas ce que c’est d’avoir l’impression d’être né avec des points de retard sur d’autres. Ou du moins ceux que je pouvais avoir ne me réduisaient pas à un sort trop pénible. Je lie donc ce soir, intimement, scellé dans le contraste saisissant du noir des cheveux de Natalia avec le blanc de sa peau, mon sort à celui du Chili et reconnaîtrai désormais ses joies et ses épreuves comme miennes.

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