J’ai assisté à une guerre civile et ce fut une lutte si cruelle et douloureuse qui marqua pour toujours ma vie et ma poésie. Plus d’un million de morts ! Et le sang éclaboussait les murs de ma maison, et j’ai vu tomber les bâtiments bombardés, et j’ai vu à travers des vitres brisées des hommes, des femmes et des enfants déchirés par la mitraillette. J’ai vu, alors, s’exterminer des hommes qui étaient nés pour être frères, qui parlaient la même langue et étaient les enfants de la même terre. Je ne veux pas le même destin pour mon pays.
§12. J’ai pris le bus. Le large, sur terre. Je suis sorti de la ville, pour mieux sortir de moi, peut-être. Je découvre le paysage chilien depuis la très récente route 68, qui ouvre le Pacifique à tous les santiagais en mal d’air iodé, ou qui, comme moi, veulent aller déposer leur vague à l’âme dans celles de l’Océan, le laisser se diluer dans cette immensité glacée, toujours, même en été, à cause des courants froids venus du sud. Des collines vertes et sèches en même temps. Des petits villages où des hommes vivent, de quoi ? Comment termine-t-on ici ? La Cordillère dans le dos, déjà oubliée pour une immensité horizontale qui tarde à apparaître malgré les cahotements qui prouvent qu’on avance.
El Quisco. Une station de bus poussiéreuse. Et un autre bus. Pendant qu’il roule j’apprends dans un journal, un mince entrefilet, qu’en France, Bontems et Buffet ont été exécutés il y a quelques jours. Bontems aussi, donc… Quelques lignes pour deux têtes. Jusqu’au Chili je sens une « légère fraicheur » passer sur mon cou, ma tête tient toujours, dehors il y a encore les vagues qui se cognent sur la rive et au loin l’océan, toujours l’océan à perte de vue…
Puis Isla Negra qui n’a rien de gris, bien au contraire, débordante de nature bien verte, de plage jaune, parfaite, faite de restes de coquillages et non de sable, donc qui ne colle pas sur la peau, ne pénètre pas partout à cause du vent mais sans faire mal aux pieds… quelques rochers gris, mais ce n’est quand même pas suffisant pour un tel nom trompeur.
Tout le monde ici connaît la maison du poète. Tout le monde sait même qu’il est là non seulement parce que sa maison-navire immobile et terrestre charrie une foule de mouettes, comme moi en ce moment, dans son sillage, mais parce que le poète a la coutume de faire sonner une cloche pour saluer les voisins à chacun de ses retours, me dit-on dans le café du coin. Pour peu que la télévision ne la fasse pas sonner bien avant qu’il n’arrive, depuis que le voisin est aussi Prix Nobel de littérature.
Je toque à la porte. J’ai un peu honte. Je ne suis pas attendu. « Passe quand tu veux », m’a-t-il dit, je sais bien que l’on dit ça sans y penser, mais j’avais besoin que ce soit une invitation, je suis un naïf volontaire, je l’ai pris à la lettre, il ne pourra se dédire. On ouvre. J’imagine que le ton un peu distant de Matilde Urrutia provient du fait qu’elle se trouve devant un étranger avec un sac à dos qui demande à voir le poète.
— Attendez un peu, je vais le chercher.
J’attends quelques minutes sur le seuil de la porte, faute, là aussi, de ne pas avoir la carte. Un homme ouvre à son tour et se poste à côté de moi, probablement prêt à me tirer dessus si moi-même je sortais un revolver pour tuer l’ex-candidat communiste à l’élection de 1970. Celui-ci arrive et me reconnait sans peine, mais a du mal à cacher son étonnement.
— Jean ! Ici ! Je ne savais pas que tu viendrais…
— Oui, je suis désolé. J’étais sur la côte et je n’ai pas trouvé de téléphone pour prévenir.
Mensonge fragile qui ne repose que sur le fait qu’il n’ait pas conscience que je n’avais même pas ce numéro, puisque je suppose qu’un homme de son rang possède une ligne téléphonique chez lui. Il me regarde l’espace d’un instant avec méfiance, et je me demande si, à cet instant-là, il n’est pas en train de se demander si je vais tenter de m’accrocher à sa vie, le faisant chanter sourdement pour la mission secrète qu’il m’a confiée… J’essaye de lui offrir un regard l’assurant que je n’avais rien de tel en tête. Je ne sais si cela a été convaincant mais toujours est-il qu’il me dit :
— Viens, une personne de plus ou de moins… !
Je le suis alors (moi-même suivi par le potentiel flingueur dans mon dos, et du regard lorsque je recroise la maitresse de maison) dans quelques pièces basses au plafond arrondi comme dans un bateau, surchargées d’objets en tous genres que l’infatigable collectionneur et voyageur a réuni au fur et à mesure de ses déplacements. Jusqu’au bar extérieur où une vingtaine de personnes sont en train de discuter avec pour certains déjà quelques effets de l’alcool, que le vent et la vue superbe sur la mer enivrent encore un peu plus.
On me présente, on me salue, on continue la conversation en cours. Je n’ai pas grand-chose à raconter sur la littérature de langue espagnole… Une fois on s’intéresse à moi, mais mon espagnol trop lent pour être captivant me fait rapidement détourner l’attention vers des orateurs plus brillants. Neruda, en bon hôte, tente de discuter avec tout le monde, sert à boire, passe de groupe en groupe en essayant de faire que tous passent un bon moment.
Je m’approche d’un groupe qui parle politique, je suis venu pour ça. On parle tactique. Quelqu’un évoque le sujet des cordons et du pouvoir populaire. Voilà le sujet ! Neruda défend la ligne de son parti avec force : non, le gouvernement et la CUT doivent garder le monopole de la direction de la révolution, et on ne peut pas partir à l’aventure avec ce spontanéisme sans ligne. C’est là que je bondis pour intervenir, ne pouvant plus me contenir :
— Mais nous ne faisons que défiler : pour quoi faire ? Nous faisons des discours, des mots…
Quelle bêtise de dire ça à un poète ! Vite, je dois rajouter quelque chose pour recouvrir cet impair de nouveaux mots qui, j’espère, le feront oublier. Je reprends alors dans le même élan :
— L’action des étudiants était poèmes pendant la grande grève, les cordons sont des manifestes, le vote et les cénacles ne sont pas tout. Les mots ne pèsent rien face aux actes !
— Non et non, Jean, tu ne comprends rien !
Matilde Urrutia me regarde avec méchanceté et ronchonne : qui suis-je pour venir, débarquant à l’improviste dans une soirée entre amis, toléré dans la maison, presque à la place du pauvre, et allant jusqu’à remettre en cause la voix d’un homme si illustre ?
Un homme reprend alors la parole et la défense du poète et d’Allende en rappelant comment ce dernier avait montré à Castro, lors de sa visite en 1971 que le Chili avait fait plus de pas vers le socialisme, en un an, que la révolution cubaine. Ou les arguments du Président lorsque, sifflé par les miristes, leur avait répondu que lorsqu’eux prenaient un terrain, lui, faisait passer dans la réforme agraire tous les terrains du pays, que lui allait nationaliser les banques, entre autres exemples… Insister serait grossier. Je laisse le poète reprendre sa bonne humeur et nous proposer de nouveau à boire alors que je sens que je suis désormais marginalisé du groupe, et n’appartiens plus vraiment à la conversation, les regards ne s’arrêtant plus sur moi, les dos se tournant peu à peu pour fermer doucement le cercle.
Je repars de la maison-musée, en catimini, un peu frustré, mais n’étais-je pas fou d’en attendre plus, au fond de moi ?
Avec, cependant, un changement majeur dans mon état d’esprit : l’envie de repartir à l’affrontement, les piles pleines. Dormir sur la plage, reprendre deux bus et, malgré le voyage et la nuit spartiate, revenir à Santiago requinqué.