§14. Où pensez-vous qu’est Jean pour Nouvel An ? En train de voir les feux d’artifices se refléter sur l’eau à Valparaíso, bien au chaud dans les bras de Natalia, ou à une fête entre camarades, à trinquer au remaniement ministériel qui a vu l’arrivée d’Orlando Millas, communiste, comme ministre de l’économie à la place de Fernando Flores du MAPU ? Et ce malgré des accusations constitutionnelles de la droite, qui enrage, ce qui fait bien plaisir aux camarades et redouble d’enthousiasme leurs chants. Enfin 1973 commence et Allende semble-t-il décidé à plus écouter les communistes, ou du moins à leur donner plus d’importance dans la ligne politique à venir, puisque, au fond, il a toujours été plus proche d’eux que de son parti, le PS. Gladys Marín, la responsable des Jeunesses Communistes, est même passée un moment avec les camarades, revenant sur le conflit qui oppose le syndicat des travailleurs de Canal 9 et le recteur de l’Université du Chili, Boeninger. On trinque au XIVème anniversaire de la révolution cubaine. On promet la pendaison aux accapareurs.

Vers minuit et demi un grand moment attend Jean : les camarades lui offrent la possibilité d’appeler ses parents. Sa mère est tellement ravie qu’elle a du mal à s’exprimer. Ce qui rend la conversation peu intéressante :

— Merci, Maman. Tu me passes Françoise, s’il te plait ?

— Jean ?

— Françoise !

— Comment vas-tu, ma sœur ?

— L’hiver ne m’a pas emportée dans son marasme, je vais bien ! Et toi que deviens-tu ? D’où appelles-tu, pourquoi tous ces bruits derrière toi ?

— Je suis à une fête entre amis ! Et toi, tu n’es pas de sortie ?

Un silence.

— Non. Je suis avec papa et maman. Nous avons ouvert une bouteille de champagne et trinqué virtuellement avec toi !

— Ah, merci ! Profitez bien ! Ici on a ouvert aussi du champagne mais c’est en fait un affreux crémant qu’ils appellent comme ça… Heureusement on n’en a qu’un demi-verre ! Enfin, l’important c’est le plaisir qu’on a de le boire ensemble ! Je n’ai pas le temps de raconter ma vie ici, je ne vais pas abuser de la gentillesse de mes amis. Je vous fais de grosses bises !

Ils raccrochent. Et le Français s’en veut d’avoir fait remarquer à sa petite sœur, puisque la réponse à sa question était plus qu’évidente, qu’elle était encore avec les parents sans mener de vie à elle, même pas en ce soir-là. Tout ça pour un homme, parait-il, ou du moins a-t-il cru le comprendre, qui lui aurait brisé le cœur, il y a longtemps lorsque lui-même était loin de sa famille. Ces hommes qui font du mal aux femmes n’ont-ils pas honte, pense-t-il, et un frisson le surprend, ses joues s’empourprent. Heureusement Claudio est passé par là qui est venu prendre son camarade par le bras et le mener dehors : « allez viens, on va aller peindre quelques murs chez les riches ! C’est notre cadeau à nous ! » Et Jean frémit de plaisir à l’idée de cette action transgressive et artistique, sans être dangereuse pour la vie de personne.

Ce qui n’est pas le cas de Juan qui, se trouvant dans une soirée, avec un beau costume rehaussé d’un mouchoir rouge, se trouve ainsi dans le même endroit qu’une ancienne maitresse accompagnée de celui qui était déjà son mari lorsqu’il est allé vérifier que son corps ressemblait à celui de tant d’autres. Un peu ivre, mais gardant cependant toute sa tête, il s’amuse à faire payer cette femme. De quoi ? Pas d’avoir interrompu leur relation cachée : il aime ces femmes qu’on peut quitter sans les faire souffrir, sans leurs larmes, leurs menaces, sans la douleur empathique ressentie à leur propre tristesse et qui entache toujours un peu l’histoire.Peut-être de sa trop grande duplicité, elle qui aime à paraître pour une sainte et qui arrive à endosser un nouveau personnage une fois sa douche prise, comme si ce qu’elle venait de faire disparaissait dans les canalisations en même temps que l’odeur de mâle sur son corps. Il adopte une conduite dangereuse, comme d’appuyer ses regards comme il mettrait la main aux fesses. Ou de faire l’apologie de l’infidélité dans un groupe de joyeux drilles où se trouve justement le couple réuni. Citant le Don Juan de Henry de Montherlant, après l’avoir déjà évoqué plus haut1 :

Pas une [femme] ne cède tout à fait comme les autres, même si, après et avant, elle est pareille aux autres. Savoir que le monde est plein de choses bonnes qui vous attendent, et n’avoir pas envie de leur faire dégorger à toutes leur bonheur possible, cela n’est ni naturel, ni raisonnable. C’est pourquoi je dirai, très sérieusement, qu’un mari qui n’a pas envie de tromper sa femme est pour moi une sorte de malade.

— Cela est valable aussi, depuis qu’elles se sont libérées, pour les femmes —rajoute-t-il perfidement en jetant un regard rapide à l’épouse-modèle.

Qui, elle, a trouvé que ce regard durait des heures et était malvenu, et cherchera à le fuir toute la soirée pendant que lui tentera au contraire de se rapprocher d’elle, et tout ça sans que personne ne note ce duel tacite, comme personne ne semble n’avoir jamais eu connaissance de leurs rencontres intimes. Juan s’est amusé comme un fou à jouer les justiciers de la vertu, cultivant ses contradictions comme d’autres font pousser des plants de haschisch dans leurs jardins – pour atteindre la même ivresse, pour la même fuite, grisé par la mort qui l’a poursuivi il y a deux semaines et qu’il veut défier une autre fois ?

Note

  1. La citation plus complète de cet extrait de Don Juan, II, 4 est :
    LE COMMANDEUR : « La vérité est dans un seul être dont on tire, par l’affection, la pratique, le temps, des accords de plus en plus profonds. Du moins j’ai lu cela dans les livres. Rien ne ressemble davantage à une peau qu’une autre peau.

    […]

    ALCACER : « Pas une ne cède tout à fait comme les autres, même si, après et avant, elle est pareille aux autres. Savoir que le monde est plein de choses bonnes qui vous attendent, et n’avoir pas envie de leur faire dégorger à toutes leur bonheur possible, cela n’est ni naturel, ni raisonnable. C’est pourquoi je dirai, très sérieusement, qu’un mari qui n’a pas envie de tromper sa femme est pour moi une sorte de malade. »

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