§28 bis. Pourquoi s’attacher à Jean ? Suivre un personnage. Un seul individu. Voir son évolution. Que c’est classique. C’est la révolution qu’il faut suivre. Le peuple dans son entièreté. Il faut un nousoù tous se perdent. Le Peuple, voilà le vrai individu. Qu’est l’être humain sans son entourage ? Rien. Pourquoi parler de rien ? Bavardage bourgeois. Il faut des femmes, aussi. Des Chiliennes. Des filles qui sont nées dans ce pays, le connaissent bien, y ont grandi. Il faudrait parler de toutes. De ces mères qui se battent. Des filles qui s’engagent et luttent. Il faudrait avoir le plus de personnages possibles. Voir la diversité. Leur visage. Leur voix. La force qu’ils forment lorsqu’ils se rassemblent et chantent ensemble. Écouter la pluralité des expériences. Quelle étroitesse de vue que de ne s’attacher qu’à quelques personnages ! Quelle étrange idée que de se mettre volontairement à la merci d’un auteur et d’accepter de se faire mener par lui ! De se laisser dicter son rythme. Son point de vue. Dans une relation totalement asymétrique où vous n’avez aucun pouvoir de décision. Si encore c’était un livre fait de purs documents à choisir. Si au moins c’était un livre collectif qu’on écrirait ensemble… Où l’on confronterait les points de vue. Pourquoi la littérature ? Le vrai roman c’est la vie ; les vrais écrivains sont les sociologues, les historiens ou les journalistes. Le roman est-il une émanation de la mentalité bourgeoise que nous devrons faire disparaître lorsque nous aurons éduqué le peuple et qu’il n’aura plus besoin d’une historiette, d’un fil, d’un prétexte, pour lire un texte… ?

Et je ne dis pas que je n’aime pas Jean, que je lui dénie le droit d’avoir son rôle dans la révolution qu’il est venu faire ou d’être un personnage principal d’un roman. Mais il n’est pas tout. Et puis il est très ingénu. Cela m’a beaucoup séduit chez lui. Ça correspondait à ce dont j’avais besoin. Cette timidité. Cette fraicheur politique. A la limite de la candeur. Qui parfois peut être dangereuse. Mais Jean sait où s’arrêter et n’essaye pas de se faire plus grand qu’il n’est. Cette humilité l’honore. Sa patience avec moi, aussi. Sa façon de ne pas me juger. D’accepter mes silences. De ne pas poser de questions. De s’occuper de Pablo avec affection et tendresse. Comme un père. Là aussi sans prétendre prendre une place qui n’est pas la sienne, sans aller trop vite.

Et je sais bien que je suis absente. Et que cela fait souffrir Jean. Mais il faut postuler que j’ai à faire. Que ce n’est pas caprice, mais nécessité. Je fais ce que je peux. Mais je suis d’abord mère, fille et épouse de la révolution. C’est comme ça. Nous n’y pouvons rien. Je ne peux rien lui offrir de plus. Et ce n’est pas le sort le plus dur. Il doit apprendre à vivre avec. Je pense qu’il le fait bien. Nos petits ennuis ne sont rien dans le destin du pays qui est en train de se jouer. Plus haut que Natalia et Jean, il y a les élections à gagner en mars pour défaire la droite toute puissante qui bloque tout : les hausses d’impôts, le développement de l’aire sociale, les financements d’œuvres et d’investissements pour le peuple, les augmentations de salaires, le développement des JAP et du panier populaire pour une distribution égalitaire des denrées disponibles. Cette maudite droite qui veut nous obliger à recourir à la dette publique ou à la création de monnaie pour alimenter l’inflation, et nous accuser ensuite d’impéritie économique. Il y a se battre. A publier la vérité. A défendre les entreprises du sabotage patronal et terroriste.

Il m’est même difficile de rester simplement mère dans ce contexte. Juste mère. Et Pablo va rester à Temuco quelque temps. Jean va en être un peu triste. Et moi donc ? Ce n’est pas facile pour une mère de se séparer de son fils. Même si je le laisse en compagnie de mes parents et qu’il sera bien dans ma petite ville natale. Loin de l’agitation santiagaise. Et de ses dangers. Il est si petit. Si innocent. Si vous voyiez Jean et Pablo en train de jouer aux voitures, on se demande qui est le petit des deux. Ils sont beaux, ensemble. Ce que je fais n’est pas facile. Je dois souvent partir. C’est parfois dangereux. Ou humiliant. Mais je le fais. Pour que ces deux sourires continuent d’illuminer le monde.

Alors il faudrait que je vous parle des camarades. De nos actions. Des gens que j’aime tout au long de ce pays bizarre qui est comme une partie de moi-même. A contempler toute cette richesse, toute cette force, tout ce potentiel, vous trouveriez Jean, Pablo et moi-même, bien petits, presque dérisoires, infimes…

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