§28. Je suis allongé sur un lit, encore un peu fatigué, même si je me suis reposé hier presque toute la journée. Habillé. Une grande copine est à côté de moi, dans une chambre d’hôtel où nous n’avons prévu que de boire un verre et de discuter. Elle me caresse doucement les cheveux en tenant un verre de vin dans l’autre main.
— Et donc après avoir vu passer l’impressionnante manifestation Pro-UP menée par l’autre Gladys1 qui passait par la Place d’Italie, comme beaucoup, j’ai décidé de me suicider un peu hier en fin d’après-midi en allant regarder La Mort flotte sur la rivière dans un bar… Je n’avais aucune envie de passer ma soirée seul à faire des cartons.
— Toujours tout seul, Juan. Fais attention à ne pas terminer comme ça ! Tu n’es plus si jeune, tu sais ? En plus célibataire à ton âge, et évoluant dans les milieux catholiques, ça va faire jaser à la longue.
— Oh mais qu’ils jasent, tu sais… Il suffit de ne pas vouloir entendre, pour que tout ce bruit n’ait pas d’existence.
— Méfie-toi tout de même. Ce n’est pas une bourgeoisie décadente qui est au pouvoir, mais des gens qui ont une idée assez claire de ce que doit être le bon Chilien, il se peut que, s’ils te croient homosexuel, cela ait des conséquences sur ta carrière… déjà que tu n’as pas la carte…
Ma réponse ne sera qu’un haussement d’épaule.
— Ou alors tu pourrais rentrer dans l’Eglise, tu aurais ta caution pour ne pas mettre d’alliance, et entre deux célébrations, le Christ ressuscité, le Père et la Mère, te laisseraient le temps d’étudier tranquillement …
— Et les mêmes marxistes qui ne m’auraient pas pendu pour sodomie me cloueraient pour appartenance à une organisation leur faisant trop évidemment concurrence.
— Ce n’est pas dit, les rouges et les catholiques ont trouvé des points d’entente depuis quelques années…
— Tu veux parler de la théologie de la libération ?
— Peut-être…
— Oui, les marxistes font comme toujours, lorsqu’ils veulent le pouvoir, ou ont besoin de le conserver : ils laissent venir à eux les petits naïfs, s’en servent un moment et s’en débarrassent lorsqu’ils n’en ont plus besoin.
— Tu ne veux pas qu’on se marie, alors, plutôt ? Je serais ta couverture et toi tu me débarrasserais de mon souteneur. C’est un sale type…
— Tu pourrais le tuer à coup de pistolet. Faites le coup à plusieurs, je veux dire : tu t’allies avec des copines et chacune élimine son bonhomme le même soir en même temps. Rajoutez à cet acte une couche de revendication féministe et vous aurez même vos partisans… Qui sait, même, si la justice ne vous absoudrait pas ? Vous auriez au moins vos légendes. Ça ne te dirait pas d’être une Bonnie Parker contemporaine ?
— Qui ? T’es chiant à toujours lancer des noms qu’on ne connait pas pour montrer ton savoir. On sait que ta culture est sans fond, prof. Je ne suis pas une de tes étudiantes, tu ne m’impressionneras pas avec ça.
— Bonnie & Clyde, quand même, les deux voyous des années 30 aux EUA.
J’essaye de lui chantonner l’air popularisé par Gainsbourg et Bardot, mais je me doute que les voix du vieux Serge et de la belle Brigitte ne sont pas parvenues jusqu’à ses oreilles au Chili.
— Non, il faudrait que je trouve une femme très belle et très gentille à la santé fragile, qui aurait le bon goût de mourir rapidement, et que je pourrais idéaliser par la suite. Veuf, …
— Et pourquoi cette larme ?
— On ne peut rien te cacher, toi, — constaté-je en essuyant ma joue comme un enfant.
— Non, c’est que tu n’arrives pas toujours à pleurer sec.
— J’ai trop confiance en toi, sans doute, je me laisse aller… C’est mal, il ne faut jamais baisser la garde devant personne.
— Mais c’est impossible de rester dans le mensonge avec tout le monde !
— C’est pour ça que nous sommes toujours déçus et trahis.
— Bon, et cette femme, tu l’as aimée ? Celle qui vient de couler sur ta joue
— Oui, je pense. Le temps d’un voyage.
— Et tu l’as perdue dans un aéroport ? Sais-tu où elle allait ? Déménage et cherche-là ! Quelle plus belle quête que celle d’une femme aimée ?
— Comme mon Hélène personnelle, partant dans une guerre invisible et sans mort contre la fatalité :
En plus d’un homme elle suscita plus d’un désir amoureux ; à elle seule, pour son corps, elle fit s’assembler, multitude de corps, une foule de guerriers animés d’une grande passion en vue de grandes actions.2
— Non, je sais où Gladys habite.
— Ah, c’est elle la première Gladys de ton « autre » Gladys…
— Oui, et “ma” Gladys habite au Chili, même, pas à Santiago mais enfin tout serait envisageable…
— Mariée ?
— Non.
— C’est quoi ton problème, alors ?
— Une femme-voyage ne doit pas être revue.
— Dans quel magazine féminin ridicule as-tu lu ça ?
— Paula. Un article de Juan Jaja…
J’essaye de me faire rire, mais en vain, alors je redeviens plus sérieux.
— Non, c’est ainsi. Je préfère éprouver cette douleur maintenant et rester frustré que de venir un jour te parler du dégoût que m’inspirerait la vieille Gladys devenue acariâtre et pénible. Le film doit s’arrêter en plein baiser, pendant le coucher de soleil… les rayons de soleil qui agonisent dans le noir, c’est navrant.
— Non. Pourquoi votre amour ne serait-il pas capable de se renouveler, de se réinventer des manières de vivre ?
— Pour vivre comme dans un mariage bourgeois où nous aurions en commun le matériel et la charge des héritiers, pendant que nos cœurs iraient voir ailleurs ? Pour, comme tous, jouer les arrogants, former des vœux éternels que nous répudierions quelques années après, malgré la grande fête, les témoins et le Champagne ? Non, laisse-moi être triste, c’est un état qui passera plus vite que de la prendre et de la perdre.
— Parce que tu ne l’as pas perdue, là ?
— Non. J’ai encore envie d’elle, j’ai la nostalgie, je suis frustré : elle vit en moi et ne s’effacera pas de sitôt… Rien de pire que d’aller trop loin et de finir rassasié.
Je me redresse sur le lit.
— Et on n’a pas le droit de s’engager avec des femmes comme elle, pour se lasser… Alors…
Je m’égare dans des futurs possibles, laisse des quantités innombrables d’autres moi imaginables rejoindre les myriades de Juan virtuels qui arpentent déjà ces univers
Je vais mieux, maintenant. Tu es sûre que tu ne veux pas que je te paye ?
— Non, laisse. Par contre, j’ai trouvé ton bonhomme, et j’ai besoin de rémunérer celui qui a fait le travail.
— Pas de problème, ta facture est la mienne.
— Voilà son adresse, et quelques notes sur ses habitudes. Un communiste. Tu veux te rapprocher des nouveaux maîtres ? Attend au moins demain soir pour voir s’ils le sont toujours, tu ne serais pas assez bête pour rejoindre un bateau qui coule…
— Je suis assez bête pour rester au Chili… Non, non, j’ai été de gauche lorsqu’il fallait l’être. Je n’ai plus 18 ans… lui, c’est personnel. C’est un…On me demande d’être son ange gardien. Ce n’est pas tous les jours qu’on vous offre la Rédemption, ça ne se refuse pas !
— Jouer les héros, toi, qui es vacciné contre cette maladie mortelle et dangereuse pour tous ? Allez, encore des dettes ?
— Oui, d’une certaine façon. Si encore c’était une dette d’argent ce serait simple : on rembourse et puis tout est effacé. Il s’agit d’une dette morale, on ne sait jamais trop comment calculer comment s’en débarrasser. Tu vois, c’est ça mon problème : j’ai de l’empathie ! Je ne sais pas marcher sur les gens, je ne serai jamais bon en politique ni brillant dans les cercles intellectuels, certes je n’ai pas de pitié pour celui qui se fait du mal seul, mais je ne sais pas faire du mal, moi, directement. Je ne sais pas dire à une femme qu’elle ne m’intéresse plus, que j’ai découvert son chez elle, sa vie, sa pensée, que j’ai couché avec elle, ai exploré son entre-jambe, puis pris du plaisir la deuxième fois, qu’éventuellement c’était encore agréable la troisième et quatrième fois, mais qu’ensuite j’ai épuisé tout l’érotisme de son être, que je veux à nouveau voyager, peut-être que son corps me dégoute déjà avant même de l’avoir touché tout bien regardé, qu’elle me lasse terriblement. Je me fais quitter, je trouve des prétextes pour ne blesser personne, …
— Ô Saint Juan !
— Ne te moque pas, c’est vrai !
— Je te crois, je contemple ta statue, regarde comme je t’admire ! Fais-toi du bien puisque tu ne veux pas me toucher.
— Rrrr…
— Ecoute, tu es mon premier bonhomme que je peux satisfaire sans contact de la peau. Mais dis, tu avais quelque chose à me demander encore, non ?
— Ah oui, en parlant de dettes, mon banquier…
Et nous préparons un assaut qui fera un heureux.
Ensuite, je ne rentre pas trop tard ce soir : demain le sort du pays se joue probablement et je veux être en forme pour assister à ça. Surtout que, désormais qu’on me l’a demandé, j’ai un rendez-vous intimidant.