§12. Alors tu devais être très fort et te voilà abattu au moindre échec. Armée en déroute au premier coup de canon, au premier refus retentissant, c’est la fin d’une grande avancée qui aura trébuché au premier faux pas, tu ne te satisfaisais pas des victoriettes, tu en as pour ton compte, prends-en pour ton grade, commandant de salon, homme de papier tes espoirs ont-ils donc fait long feu ? Et crois-tu avoir usé de toutes les stratégies dès l’escarmouche liminaire, je n’ai jamais été aussi nul, aussi balourd, je ne me reconnais ni à l’action, ni après, où sont ton bagout, tes regards désarmants, tes pirouettes d’à-propos sous les applaudissements des prochaines conquêtes, chatoyant et toujours sur tes pieds… Allons, comment sais-tu si ce silence précède l’œuvre à jouer ou vient la clore, s’il prend son souffle ou si on le relâche, si la note naît faiblement ou expire, si le soleil, bas et rouge, décline ou s’élève ? Vulgaire illusionniste, fragile marionnettiste d’un pâle personnage emprunté, paradant en pays conquis, montre-nous donc qui tu es, c’est dans l’adversité que les héros se dégagent de la troupe ! Un stupide en pyjama qui se morfond et peine à se reconnaître dans la franche vérité du miroir. Tu sais bien qu’aimer le réel s’avère en définitive sans intérêt, que l’action nie ce réel en tant qu’elle veut le transformer à l’image de l’idéal, tout en obligeant l’idéal à s’empêtrer dans le monde. Vivre revient à organiser cette foire d’empoigne en conviant dogmatiques et sceptiques laborieux dans les mêmes gradins, à venir rire du spectacle qu’ils jouent d’ordinaire. L’idéal est une pelle faite pour creuser dans le réel ; le réel détériore la pelle ; l’homme s’épuise à creuser mais ne renonce pas ; au fond chacun est puni est puni de son idéalisme, mais on se justifiera toujours par la défaillance des outils. Tu sais bien qu’un amour possible est voué à reposer dans son ombre et pourrir, qu’il te faut plus. Bouge-toi ! Déplace tant d’air que cela devienne une bourrasque dans sa vie, emporte son cœur et la victoire, poursuis-la dans l’espoir de l’atteindre, mais pas trop vite, laisse-la s’enfuir, possède-la pour la relâcher, ma force est de m’attaquer à des femmes qui d’habitude ne se prêtent pas à ces jeux, qui se vendent cher, qui n’ont pas connu des bras dont elles auraient honte après coup et qui les saliraient toute leur vie, quelle gloire tirerait mon ego d’accumuler les relations sexuelles avec des prostituées ou des femmes qui se monnayent juste un peu plus hypocritement ? Allier la quantité avec qualité, faire de ses relations un enrichissement, le produit de luxe se dégrade s’il se popularise puisque son piédestal est fait d’inaccessibilité, ou du moins il a de la valeur parce qu’il régule le flux de sa diffusion et sélectionne les privilégiés, pour maintenir un certain niveau de rareté. Elle a ce plusqui est digne d’être recherché, qui mérite qu’on y passe son existence s’il le faut, quoiqu’en pense les petites gens. A-t-on besoin d’autres justifications que le désir pour occuper son temps ? Faut-il remplir des conditions, des formulaires, rentrer dans le légalisme des imbéciles pour lever le petit doigt ? Faudra-t-il archiver nos rêves, analyser nos passions, requérir leur approbation et mendier le sceau du socialement acceptable, quand nous devrions nous attacher à suivre nos envies, les convier à leur propre réalisation, qu’elles prennent corps dans notre vie, évidemment, qu’ils râlent donc si on les gêne, il y aura toujours quelques restes de notre bonheur à leur jeter pour les consoler. Je me lave. M’habille rapidement, sans même vérifier la fraîcheur du col ou les trop voyantes plissures du pull ; une longue veste enterrera tout ça. Mange pour la route, et me voilà dehors, et puis ? Marcher. L’air fait du bien, paraît-il. C’est vrai. Paraît-il.
— Achetez El Mercurio ! Tout sur les problèmes de transport. La guerre civile. Va-t-on vers un incendie du Reichstag comme en 1934 ? La carte des généraux à Allende ; tout est dans El Mercurio, ce dimanche !
— Donne m’en un, petit. Tiens. Merci !
Tu ne t’es pas rasé, gardant sur tes joues ces poils que tu aurais dû retrancher de toi ce matin, comme s’ils pouvaient te camoufler sous leur frêle épaisseur aux reflets bleutés. Peu importe, personne ne te demande d’être beau dans la rue, pas même toi dans un jour vide de tout désir et comme existant pour rien, pour du beurre et tu fris dedans, beaux le sont-ils, eux ? Sans tes titres tu n’es plus qu’un homme bénéficiant de la grâce provisoire de l’anonymat, vous vous neutraliserez dans une indifférence mutuelle, la rue est à tout le monde. Tu marches. D’habitude j’aime ça. Au hasard, s’emplir de tout ce que l’on rencontre. Ne plus penser qu’à ouvrir les yeux. Acheter un Mercurio à E° 12, qu’on ne lira pas, ou pratiquement pas.
Et déjà le soleil se retire, lentement les ombres s’étirent, s’allongent les pas, le froid annonce la nuit et les lumières empiètent sur elle par leur clarté ; c’est la fin d’un régime une époque transitoire, les gens déambulent dans l’incompréhension, s’enfuient s’emmurer pour éviter que l’épaisseur de la nuit ne tombe sur leurs épaules, marcheurs errants entre les bâtiments, heure perdue entre jour et nuit, journée perdue entre deux saisons… C’est la densité des murs et le ballet rectiligne des passants, hommes allant vers où ?, retrouver le réconfort du foyer, un ami, finir la journée à l’abri des regards, commencer la journée, allumer toutes les lumières, fermer tous les volets, croiser des vies et les perdre aussitôt, une famille, une jeune fille, trop droite en son corset arborant fièrement la proue de sa féminité, laisse traîner sur moi sa bannière de parfum, entendre qu’elle s’éveille au désir, connaît-elle ses ressorts ?, un vieux qui promène le poids de ses souvenirs de son air sérieux, tu lui tireras la langue avec un sourire et il rira, ou s’indignera et c’est toi alors qui riras, tu te réchauffes, tu vas plus vite, j’aime marcher, l’aurore de la nuit les feux follets des fenêtres, le nez rouge, ivrognerie hivernale, sourire aux gens, mille réponses amorcées, tu papillonnes, voltiges, planes, comme c’est bon, il y ceux-là tout autour, les cache-nez grincheux, les enfants fatigués qui pleurent dans les pieds de leurs parents, la nuit qui tombe sur les petites filles mal rassurées, c’est mon domaine, je suis le loup, courez âmes innocentes, quoi Monsieur ne peut-on pas se réjouir, je suis sorti et tout était moche, je ne veux plus rentrer tant tout est joyeux. Tout, ou moi.
Et tu pliais bagage mais ne rompras pas, redéploie tes cartes pour y corriger les plans, récupère donc tes pions et retourne à la bataille, un bouquet pour les balles et la baïonnette à la langue si la proie veut s’enfuir. On croyait la capitulation ; feinte : tu réunissais tes forces, t’arrêtera-t-on ?
Doux déchirements, terribles tiraillements, et au milieu l’amour avec dans ses yeux bleus brillant la promesse d’un pari.