§11. Retour vers la población el Pinar, près de mes amis et loin de tous ces perdants satisfaits que sont Javier et son groupe de palabreurs alcooliques stériles. J’étais hier à voir, abasourdi, le spectacle des collègues du syndicat des travailleurs de Geka, bravaches, sortir de leur retranchement volontaire avec la fierté de la mission accomplie. Je suis aujourd’hui à entrer dans un nouveau logement, un vrai cette fois-ci, puisqu’en discutant avec des camarades de lutte (et Dieu sait que nous en avions le temps, de discuter !), j’ai trouvé une chambre dans une grande maison où logent plusieurs d’entre eux. Ce sera sans doute précaire mais au moins proche de mon nouveau travail, m’épargnant ainsi de longues heures de trajets incertains, lorsque je ne dors pas chez Natalia.
En allant chez Natalia, ce soir – à peine installé je quitte déjà le foyer, comme s’il fallait laisser le temps à mes colocataires de voir la chambre occupée, de s’habituer à l’idée que je serai désormais des leurs – je me trouve devant un autre (presque) chez moi passé : la maison de Marcia. Je n’avais plus jamais eu l’occasion de passer par là, après mon départ. Et une question m’assaille : me venger d’elle ? A quoi bon ? Ce serait gêner par la même occasion le pauvre Tomás… Il est meilleur de l’oublier totalement. La mémoire n’est pas si difficile à contrôler.
Après une demi-heure de marche, me voici dans le salon de Natalia, désespérément vide de Pablito. Quand je pense que lorsqu’elle avait quitté l’appartement d’Agustín c’était pour vivre avec son petit… Ou n’était-ce qu’un prétexte qui cachait d’autres raisons plus opaques ?
Natalia est en train d’arranger quelques papiers chez elle, à l’étage, et m’a laissé seul avec un journal. Que je lis donc superficiellement, faute de meilleure compagnie et trop angoissé pour y arriver. Elle redescend au bout d’un moment, les traits marqués, de longs cernes s’étirant sur son visage blafard et vieilli. Je lui montre le revolver que j’ai trouvé entre deux journaux, qui ne devait sans doute pas se trouver ici.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Naty ?
— Un revolver, comme tu devrais le savoir. Accessoirement une assurance-vie. Tu veux que je t’apprenne à t’en servir ? — me propose-t-elle sèchement.
— Absolument pas.
— Toujours ta prosternation devant la voie pacifique…
— C’est notre voie.
— Non. C’est le discours des fascistes, ça !
Elle me prend alors l’Aurora de Chile des mains et l’ouvre une page après là où j’en étais et commence à lire :
Que personne ne se trompe. Nous ne sommes pas en train de vivre une période d’agitation sociale [menée par les] revendications des gremios. Nous vivons l’étape préparatoire de la guerre civile.
Qu’ils sachent que nous n’avons pas peur de la guerre civile. Nous ne voulons pas la guerre civile. Nous ne voulons pas la destruction et le sang que la guerre civile signifierait. Mais en même temps, nous ne sommes pas disposés à rentrer chez nous. Nous ne sommes pas disposés à annuler le processus. Nous ne sommes pas disposés à rendre aux patrons les usines, les terres et les banques. S’ils veulent les reprendre par la force qu’ils essayent. Nous les défendrons avec la force, puisque, le dialogue, apparemment, ne suffit pas.
— Non, nous avons le devoir d’éviter cette guerre civile, justement ! Et de travailler avec tous ceux qui ne le souhaitent pas ! Tu te rends compte de tout le sang versé si nous arrivons à une telle extrémité ?
Mais elle poursuit encore :
Nous n’avons pas peur de la guerre civile. Durant ces deux années de transformations nous avons fait tout ce qui était humainement possible pour éviter la guerre civile. [Mais] s’ils insistent…
Il faut se souvenir de l’Allemagne [nazie]. Se souvenir de l’Italie [fasciste], de [la dictature militaire au] Brésil, de la Bolivie [sous la dictature militaire de Hugo Banzer Suárez], [du massacre des communistes en 1965 en] Indonésie. Spécialement, camarades, de l’Indonésie [et ses 500 000 à un 1 000 000 de morts]. Il n’y aura pas de pitié pour nous si nous perdons l’affrontement. Ils nous sortiront de chez nous et nous fusilleront sur les routes. Il n’y aura [personne] qui échappera à ce bain de sang. Et après viendront les années de dictature, la misère pour les pauvres, la restitution des entreprises, des terres et des banques. Après, l’ancien système reviendra, plus impitoyable que jamais.
— Naty, arrête.
Rien n’y fait :
Il y a des camarades au sein de la gauche qui ne comprennent pas ce qui se passe. Il y a des camarades qui ne comprennent pas encore la nature de l’ennemi que nous affrontons. Il y a des camarades qui assistent à l’enterrement d’un ouvrier communiste tué par balles,
Et je ne peux pas m’empêcher de penser à cet homme qui est mort à mes côtés sur l’Alameda il y a un peu plus d’un mois, tué par une balle sournoise d’un tireur invisible. C’est moi ce camarade décrit ici…
qui apprennent l’incendie de nos locaux,
Je revois Claudio, en octobre, s’élançant vers une vengeance improbable après l’incendie du local du PC à la Cisterna, une des premières fois que je discutais avec lui, un soir de tour de garde.1
qui apprennent les manœuvres conspiratrices de [Roberto] Thieme [de Patrie et Liberté], de Marshall, d’Alberto Labbé [au PN], qui apprennent la préparation de mercenaires en Bolivie, qui voient la vague de grèves avec lesquelles le fascisme prépare le climat insurrectionnel. Et ces camarades ne se rendent pas compte qu’ils sont en train de connaître l’assaut fasciste pour le pouvoir. Ce sont les éternels pacificateurs de toujours. Ce sont ceux qui croient que le fascisme armé d’un fusil (laque) doit être approché désarmé, avec les bras ouverts, cherchant le dialogue. Ce sont les pacificateurs qui se couchèrent devant Hitler lorsqu’il envahit la Rhénanie, les Sudètes, la Tchécoslovaquie. Ce sont ceux qui se couchèrent lorsque Mussolini envahit l’Ethiopie. Ce sont les Chamberlain, voyageant morts de peur aux conférences avec Hitler, après chaque invasion nazie.
— Tiens, ça c’est spécialement pour toi : — s’interrompt-elle, alors que je me tais, ayant compris qu’il ne servait à rien de vouloir dialoguer avec elle jusqu’à ce qu’elle ait terminé de lire l’article. La dévisageant avec colère et en éprouvant une certaine gêne à ne pas la voir si belle que je la trouvais toujours d’habitude – sans doute à cause de la fatigue et de cet air cassant qui est en ce moment (et de plus en plus souvent à vrai dire) le sien.
Ce sont ceux qui livrèrent la France sans tirer une seule balle. Les éternels pacificateurs, les premières victimes. Ce sont ceux qui sont les vrais coupables de la Deuxième Guerre Mondiale, ceux qui ne se retroussèrent pas les manches quand il était encore temps.
La terreur paralyse. […] La terreur est une grande arme de combat, puisqu’elle immobilise la victime. Si certains des dirigeants de gauche laissent leurs organismes s’empoisonner avec le venin de la terreur, et, paralysés, n’osent se défendre, nous pouvons les assurer qu’ils ne sauveront pas leur peau.
J’ai envie de lui crier que ce n’est pas de la terreur, mais la raison qui… Argh ! Qu’elle m’agace !
Personne ne va sauver sa peau, même en étant très gentil dans cette période d’urgence. Personne ne la sauvera autrement qu’en luttant. Cela fait deux ans que nous savons tous dans quoi nous nous sommes mis. Le moment de payer la facture arrive tôt ou tard. Ceux qui trouvent le prix trop élevé comprendront qu’à cette hauteur personne ne peut sortir de la danse quand elle devient violente. Personne ne peut s’échapper parce que de toute façon eux ne les laisseront pas s’échapper. Notre pays est petit et nous nous connaissons tous. Il n’y ainsi pas à se bercer d’illusions. Il faut serrer les rangs et se préparer à ce que veulent les fascistes. Et surtout, il ne faut pas prêcher le défaitisme. Ne pas (…) pleurnicher de ce que les choses sont laides[, mais] occuper, tous, joyeusement, les postes de combat.
Une dernière chose. L’attitude énergique ne doit pas venir seulement du gouvernement. L’attitude énergique est un devoir pour le gouvernement et pour le peuple conjoints. La résistance au fascisme est une tâche partagée. Peuple et gouvernement unis, nous pousserons le fascisme à la défaite.
Pour ceci, nous devons tous occuper joyeusement nos postes de combat. Et sans pleurnicheries.
— Il vaut mieux que j’aille dormir chez moi, nous finirions par nous fâcher et nous n’avons pas besoin de ça.
— Tu vas déjà retourner chez toi ? A pied ?
— Oui, à pied, comme d’habitude. Ce n’est pas la mer à boire. Et je préfère que nous ne nous déchirions pas. Dors, tu en as besoin. Je te raconterai mon nouvel appartement et mon nouveau travail une autre fois…
— Oui, c’est vrai que tu…
J’ai déjà refermé la porte derrière moi pour ne pas entendre la fin de sa phrase.
Souviens-toi…
- Cf. 1. II §20.