§12. Helena est venue à nouveau passer la nuit rue Antonia Lopez de Bello. Je ne dis plus « chez moi », pas plus que « chez nous », puisque j’ai pensé cet espace pour moi seul, que je sens bien qu’il ne lui correspond pas tout à fait, et qu’il faudrait nous installer ensemble pour qu’il ressemble à la somme de nos êtres et qu’il soit à l’image de notre couple.
— Qu’y a-t-il sous ce tissu ?
— Un texte très rare que je ne voudrais pas abimer.
— Parce qu’ils aiment trop un objet, décident de le détruire pour ne le posséder plus que sous la vitrine du souvenir où il est protégé du réel. A quoi te sert cet objet si tu ne peux jamais le voir de peur de le détruire ?
— Il m’a servi. Mais tu as raison : je devrais le donner à une bibliothèque qui saurait le conserver. Je l’adresserai au Shah d’Iran d’ici quelques jours. Peut-être nous invitera-t-il un jour après ce cadeau ? Tu as déjà été sur les terres de l’ancienne Perse ?
— Je ne suis jamais allée plus loin à l’Est que Byzance, mon chéri. Dis-moi, tu ne vas pas travailler aujourd’hui ?
— Non. J’ai eu une discussion houleuse avec le recteur. Depuis que les mineurs d’El Teniente se sont installés dans les locaux de l’Université Catholique et y vivent, je refuse de me rendre sur un camping. Je ne me sens plus obligé de m’y rendre, et mes étudiants de toute façon seront trop occupés par la politique chilienne pour venir à mes cours. De plus, je suppose, qu’ils seront tous à la grande manifestation anti-UP d’aujourd’hui. C’est désespérant. Je voulais te proposer de rester ici et de commencer à travailler ce duo de Bach que nous nous sommes promis de jouer ensemble.
— D’accord. Nous passerons chez moi chercher la partition. Tu m’aideras à prendre un chevalet et quelques affaires et je m’installerai une partie de l’après-midi, au deuxième étage, pour peindre une petite toile que j’ai en tête et que j’aimerais accrocher ici, au risque de dégrader l’idée en la matérialisant.
Elle me montre un espace libre au-dessus du miroir de l’entrée, un des rares endroits avec le porte-manteau et les meubles de la chambre où les livres ne sont pas rois.
— Nous avons désormais un plan pour la journée qui me va parfaitement.