Etait-ce trahir Allende [pour le PC, de quitter le gouvernement en juin 1973] ? En ce cas, il faudrait conclure aux effets dévastateurs que peut avoir la « fidélité », dont le bénéficiaire réel, au Chili, n’était personne d’autre que Pinochet. Dans les conditions politiques de l’époque, l’unité de la gauche travaillait pour lui[, car] le gauchisme n’était rien sans le parti communiste. [Ce gauchisme] n’avait aucune capacité réelle d’organisation pour faire la guerre à l’armée et à la majorité du pays. Après quelques coups d’éclats, il se serait probablement dispersé, dans le désordre qui lui revenait par nature.

Arturo Montes Larrain, « L’idéologie du sacrifice au Chili de l’Unité Populaire (1970-1973) »

§14. Je suis entré dans cette journée différent que je n’en suis sorti.

Ce n’est pas la manifestation nationale de soutien au gouvernement, organisée par l’UP et la CUT, et qui a réuni quelque 700 000 personnes dans les rues de Santiago, qui m’a touché. Celle-ci n’avait rien de très particulier par rapport à celles que nous sommes habitués à voir depuis des mois, tantôt pour nous, tantôt pour la droite, comme avant-hier.

Certes je participai pour la première fois à un service d’ordre. Matraque au poing j’attendai dans un camion que l’on ait besoin de nous, partageant cet espace avec la plupart des camarades que je ne connaissais pas. Sans doute avais-je l’air trop peu sûr de moi. Sans doute n’arrivais-je pas à camoufler mon anxiété sous un faux détachement. Sans doute étais-je pétri de questions.

— Si tu veux nuire à tous ceux qui ne veulent faire de toi qu’une bête irresponsable, le mieux est de les exaucer — me dit « Pedro » avec un fort accent que j’identifierai comme colombien une fois qu’on me le dira, alors que nous marchons sous ses ordres dans les rues de Providencia, mais où, je ne le sais pas totalement.

J’ai l’impression que notre chef pour la journée m’a pris en affection. Ou en grippe. Enfin, qu’il cherche quoi ? A me tester ? A m’impressionner ? A me choquer ?

Toujours est-il qu’il est maintenant en train d’invectiver une bourgeoise à sa fenêtre, la traitant de « vieille salope libidineuse », lui promettant de s’installer un jour chez elle, d’accrocher son mari à un croc de boucher et de le saigner comme un porc, puis de venir la violer et de passer ses enfants à toutes sortes de sévices… Il semble être excité à la vue de la peur, comme si elle alimentait sa haine, combustible auquel fonctionnerait sa troupe. Pourquoi m’a-t-on mis dans ce groupe ?

— Il n’y a pas de mal à leur lancer quelques grossièretés à ces gens-là, « Eusebio ». Ils ne sont que des insultes à l’humanité. Il faut bien qu’ils entendent un peu ce qu’on pense d’eux avant qu’on ne les balaye.

Je préfère ne pas lui répondre. Et lui demander plutôt ce que j’aimerais savoir depuis une heure environ.

— Où allons-nous ?

— Nous allons récupérer de la nourriture destinée à ces salopards de grévistes d’El Teniente. Que ces connards n’aient pas ce soir de soupe bien chaude, mais qu’ils connaissent un peu le sort des autres ouvriers, sales petits-bourgeois capricieux.

Ça n’était pourtant pas si facile que ça : trouver l’endroit où tout était stocké, entrer se servir et repartir. C’était sans compter la résistance de l’adversaire. Et c’était ignorer la porte qu’il faudrait défoncer, les mâchoires à qui nous ferions connaître le même sort, la venue d’une escouade de Patrie et Liberté arrivée en renfort, les coups de feu, le camarade gravement blessé que je voulais emmener à l’hôpital avec « Luís ».

— Pas toi, Français. J’ai plus d’ambition pour toi.

Malheureusement, moi je n’avais pas l’ambition de garder en joue le « prisonnier de guerre », blessé, que nous avions capturé lors de la débandade de l’équipe venue nous assaillir pour défendre les victuailles que d’autres camarades chargeaient dans la fourgonnette.

— Tout est prêt. On peut y aller — m’informe « Pedro » à son retour.

Le chef revenu nous sommes alors tous les trois : mon chef, mon prisonnier et moi au milieu d’eux deux.

— Il nous reste juste un petit truc à faire.

Et il me tend un pistolet. Que je ne prends pas en main. Qu’il me place de force dans la paume de la main.

— Eusebio… non, tu t’appelles Jean. Tu vis à Quilicura, dans la maison de Javier…

Et il se met à prononcer très intelligiblement le nom de mes locataires, notre adresse, nos habitudes, la façon de nous trouver et de nous faire la peau.

— Tu es même amoureux d’une jeune femme très belle, une vraie militante, elle, qui s’appelle Natalia. Elle a un mignon petit garçon, Pablo, qui vit…

Et il se met à donner l’adresse de celle que j’aime, lentement pour que notre captif ait bien le temps d’enregistrer.

— Tu vois cette crapule ? — me demande-t-il en désignant le type qui est attaché à nos pieds, le visage ensanglanté — là, par terre qui te fait pitié, si tu ne la tues pas de tes propres mains, je la relâche maintenant. Peut-être qu’elle sera reconnaissante que tu lui sauves la vie et ne viendra-t-elle pas se venger de ce que nous leur avons faits aujourd’hui. Peut-être n’aura-t-elle pas la même faiblesse que toi et viendra-t-elle te buter, alors que tu es en train de faire dans ton froc pour elle…

Il se met alors accroupi pour placer son visage à dix centimètres de celui du blessé.

— Tu te souviens comment s’appelle le bienfaiteur de l’humanité, notre ami Français, poète à ses heures perdues qui aime manger de la viande mais répugne à faire le métier de boucher ?

Le gars baisse les yeux et ne lui répond pas. Il se prend alors une claque si forte qu’il en tombe par terre. « Pedro » le soulève à nouveau.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Jean…

— Voilà ! Et où vit-il ?

— A Quilicura…

— Adresse ?

Le détenu la lui répète parfaitement.

— Tu sais qu’il vit avec quelques autres camarades, n’est-ce pas ? Si vous tombez bien, un soir, pendant que ces messieurs boivent de la bière avant d’aller se coucher, vous pouvez débarquer avec tes potes et vous en faire quatre ou cinq facilement. Tu iras ?

— Pas si vous me sauvez la vie…

— Oh, c’est vrai ? Que c’est beau et héroïque ! Et vous allez devenir amis ?

Aucun de nous ne répond, aussi gênés l’un comme l’autre de la situation. « Pedro » commence à défaire les liens qui retiennent l’homme, et le fait sortir dans la cour de la maison où nous étions.

— Bon — fait-il me mettant virilement le pistolet dans les mains. Maintenant c’est toi qui décides : ou tu le relâches en courant le risque qu’il revienne te voir, ou tu nous débarrasses de cette vermine.

Je tenais le pistolet dans ma main. L’homme était devant moi. Des camarades s’étaient rapprochés et regardaient la scène derrière l’organisateur de cette situation macabre. L’homme de Patrie et Liberté se tenait droit à l’orée de la mort. Il contemplait d’un œil obscur le noir de l’arme qui allait lui déchirer le corps, sans un tressaillement, victime et bourreau figées dans la même torpeur, unies un seul instant à la jointure d’un évènement qui en un coup allait se dénouer. Lequel des deux regards reflétait-il le moins la mort, du mien ou du sien ? Lequel des deux visages s’imprégnait-il le plus de l’autre ? Ils se faisaient face dans une indissociable solidarité, bien que l’un avait au bout de son bras l’extinction de l’autre. Le condamné renvoyait son image au second, il acceptait la sentence muette de ce futur trou dans sa peau comme un acquiescement, et comme si l’acceptation volontaire de sa culpabilité transférait tout le poids de la faute sur le juge implacable. Si la bête se débat, si on ne fait que se défendre, il est de bon ton de la saigner. Mais si elle s’offre à vous, si elle place sans haine sa vie entre vos mains, qui aurait la bassesse de désirer encore la lui prendre ? Ce fut donc ce sourire puisé dans l’innocence qui fit remporter la victoire au futur défunt, ce fut cette légèreté devant la mort qui attira dans sa chute le tueur, le fissurant de l’intérieur, sapant sous ses pieds toute possibilité de justification. Dans cette atmosphère lourde et si fluide à la fois, même le vent semblait se nouer en d’inextricables nœuds, cette motte d’herbe à ses pieds, sa respiration puissante lui jaillissant des narines, les cliquetis, les rayons de soleil, le monde en ce lieu-là devenait une grande feuille où par son silence il traçait les sillons profonds et invisibles d’un poème en acte. J’étais au centre de cette scène, moi qui n’aurais même pas voulu en entendre parler.

— Je ne tirerai pas, « Pedro ». Je prends le risque de le relâcher — dis-je en lui tendant l’arme.

Je ne savais pas ce qu’il y avait dans le regard de mon supérieur : la reconnaissance de ma force de caractère, puisque j’osai lui tenir tête devant les autres camarades, et restai fidèle à ce que j’ai toujours annoncé en m’engageant dans le groupe d’action – je ne veux pas tuer (autrement que par légitime défense) – ou de la colère et du mépris.

— Soit. Tu es libre, infâme merdeux — dit-il au type d’extrême-droite venu nous tabasser. — Va-t’en vite avant que quelqu’un ici ne partage pas la même couardise que Jean de Quilicura.

Mais au lieu de déguerpir en courant l’homme se mit à marcher lentement, vers la rue, sans un regard en arrière. Le visage de « Pedro » était tordu dans un rictus effroyable. Sa main actionna la gâchette et tira.

Je voyais tomber le corps que je croyais avoir sauvé, déjà absent, et la vie continuer tout autour ; c’était cette vie-là qui reprenait au dénouement de la scène, l’oubli déjà à l’œuvre, la similitude trompeuse des choses déniant qu’il se fût passé quoi que ce soit. Il ne reste que le souvenir, comme un fil tendu dans le vide tenu par des accroches inconnues…

— Ce n’est pas pour t’épargner sa vengeance, petite tapette parisienne, que je l’ai tué. Mais parce que Natalia est de valeur, elle, et je ne peux pas courir le risque qu’il lui arrive quelque chose. Alors que toi, fumier, tu aurais laissé partir ce danger sans penser à elle.

— C’est toi qui t’es amusé à tout lui révéler !

— Non. Je connais cet homme. On le cherchait depuis un moment. Il en sait beaucoup. Cela fait un moment que je veux le voir mort. Et toi je veux que tu dégages. Plus jamais je ne veux te voir dans une de mes équipes. Tu es un mec dangereux. On ne peut pas compter sur toi. Je sais bien que tu n’es pas un traitre, ou un indic. Mais t’es une lopette. Et ça c’est presque de la traitrise en-soi. T’es une petite merde inutile.

— Arrête, « Pedro », s’il te plait — le supplie « Luís ». — « Eusebio » a sans doute des raisons de ne pas vouloir tuer. Tu dois respecter ça.

— Moi des raisons de tuer, j’en ai plein. Des camarades retrouvés dans un sale état, passés à tabac, torturés, j’en ai vu des tas. Des gens fusillés par la police bourgeoise, je ne peux même pas les compter tant ils étaient nombreux ceux que j’ai vu tomber. Tu as vu quoi, toi, à Paris, petit fils à sa maman ?

— Je suis venu faire une révolution sans violence, au Chili, moi !

— Poète ! Petite fiotte d’opérette ! Gonzesse ! Pédé ! C’est des foutaises tout ça ! La liberté ça s’acquiert ou ça se perd à coup de fusils ! Et ça ne se gagne pas avec des petits merdeux de ton espèce. Va faire de la couture, clown ! Dégage de là ! Tu nous fais honte ! Tu fais honte à la lutte ! — continuait-il alors que je me retirai sans un mot, sans un regard pour les autres camarades, sinon pour « Luís », dans un remerciement silencieux.

Je suis alors allé écouter Allende. Encore une fois. L’entendre, pour la première fois il me semble, préconiser lui-même le renforcement du Pouvoir Populaire. Et je suis retourné au cordon industriel Vicuña Mackenna pour ne pas rester seul.

Et puis j’ai pleuré pendant de longues heures. Une fois mon corps épuisé des larmes, je me suis réfugié dans les bras de Natalia, sans pouvoir lui expliquer que j’avais mis sa vie en danger aujourd’hui, involontairement, sans pouvoir rien lui raconter. M’abandonnant à elle comme un petit enfant.

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