§15. J’arrive à l’Université Catholique, dans une ambiance de citadelle assiégée en ce jour de gigantesque manifestation pro-socialisme. Je craignais que les manifestants ne me laissent pas entrer dans le bâtiment, sans doute ai-je eu de la chance de passer au travers leurs mailles. Je prends alors un café savouré pour son léger goût de victoire. Puis me pose dans la cour, car je suis en avance pour un cours que je sais pertinemment fictif. Mais je ne pouvais pas rester inactif chez moi, même avec Helena à mes côtés, peignant.
Effectivement aucun étudiant n’est venu pour m’écouter, si j’en ai croisé certains ils ne venaient pas dans le rôle d’étudiants, mais de petits soldats mal préparés, d’agents de ravitaillement, de que sais-je encore ? Quelle tristesse ! Je fraterniserais bien avec les mineurs mais je ne veux pas me dédire : ils n’ont rien à faire dans une université quelle que soit le bord politique qu’ils soutiennent de fait – car de justesse de leur grève, je n’oserais parler… Fernando Castillo Velasco [le recteur, NdN] passe, suivi d’une troupe de collaborateurs, affairé à je ne sais quoi ; moi je suis assis, oisif, spectre de la philosophie en ces lieux pour moi autrefois sacrés et détournés vers des occupations profanes, sinon prosaïques.
Retrouvant mes esprits au milieu de ces ruines intactes en apparence, murs vidés de leur sens comme si des mites les avaient grignotés de l’intérieur, je m’aperçois qu’un groupe de jeunes filles prend une collation en face de moi. Je les observe par habitude, les reconnais pour les avoir vues déjà, peut-être des amies de Camila. Les jeunes filles… Elles ont des envies simples, des corps neufs et pleins d’une sève d’avenir, elles s’éveillent à la beauté, la cultivent comme une promesse, se bercent de doux rêves innocents. A l’aube des jeunes poitrines point l’ébauche des premiers désirs, embrasser la vie qui s’offre à elle, entières, fières, naïves et bien fragiles dans les bras des garçons. J’aime ces femmes qui ignorent encore la perte et ses gains et ne se sont données jusqu’ici qu’aux romances, curieuses, vibrant d’impatience apeurée. Leurs petits dessins exaltés, du rose et du pastel tout niais et attendrissant, pourrais-je être un père incestueux, un amant bien trop vieux qui les ferait crouler sous le poids de mon âge, si nous pouvions nous fondre en une synthèse du meilleur de nos deux vécus contraires et s’appelant l’un l’autre, comme leurs corps appellent le mien. Je ne puis malheureusement n’être rien de tout ça. Ou le prendre de force, le voler et corrompre ce que je toucherais, vouloir embrasser la soie et n’être qu’une lame trop affûtée pour espérer caresser quoi que ce soit sans déchirures. Ainsi, je peuple ma vie d’objetsmagnifiqueset je me lamente d’avoir fait de mon intérieur un musée où chaque geste est accompagné par l’angoisse de détruire, un livre aux pages blanches, maison sans histoires. Ne faut-il choisir que des meubles de mauvais bois et ne vivre qu’avec un avenir de charbon ? Est-ce donc ça la vie : papillonner et retrouver à la fin sa chrysalide chargée de souvenirs ? M’emplir du miel de leur petite bouche, goûter la sève de leur rêve, les étreindre d’un regard, et m’envoler avant qu’elles m’embrassent et ne se froissent déjà dans leur cendre, fleurs évanescentes aux pétales fragiles ? Ce peut-il que je veuille véritablement rester fidèle à celle qui partage toutes mes humeurs, mon cocon ou mon piège ?
S’il n’y avait qu’une seule beauté que tous les hommes se partageraient, poursuivraient collectivement, glissant capricieusement d’un corps à l’autre, y butinant le suc du trésor, dans une course effrénée où le temps perdu augmente les chances de retrouver le coffre vide, empli d’hiver. Et si j’avais choisi à tort le repos d’une femme qui m’astreigne à n’être pas déchiré ? Si j’avais, par défi, voulu recréer dans nos draps ce linceul de bonheur, où la petite mort toise la grande avec une vanité inconsciente ?
Pourtant leurs désirs sont criants, j’ai devant moi l’abondance et nul ne sait si la famine ne m’attend pas. Il est encore temps. Celle-là me dévore, me pique de deux dards verts dont elle me griffe la peau. Elle me veut. Elle contient la violence sourde de vouloir coucher avec moi, pour une nuit, sans n’avoir même idée de l’adultère, ni du lendemain, outrageusement innocente, pure de toute mauvaise intention, son désir empiète dans mon espace, franchit les limites, m’est presque palpable. Sa poitrine compressée, éclatante de volonté tout juste maîtrisée, m’obsède, doux vallonnement banal, qui aspire mes pensées et nourrit en moi l’âcreté de la faute.
J’aime Helena, tout ceci peut disparaître derrière un Mercurio à 20 escudos.