La découverte que chaque matin se lève le même soleil, et non pas un nouveau soleil, a bien été une des découvertes les plus fécondes de l’astronomie. […] La dénotation d’« étoile du soir » et d’« étoile du matin » serait la même, mais leur sens serait différent. […] On peut donc concevoir un sens sans avoir pour autant avec certitude une dénotation.

Gottlob Frege, Sens et dénotation

§16. Je veille de nouveau quand tu dors encore. J’erre dans la maison, avide de voler des indices de ta vie. En cachette je fouille dans toutes les poches de mystère, sous ta chemise pliée, au milieu de tes chaussettes en boule et bourgeonnantes sur le parquet, je jette un coup d’œil sur tes lectures entrouvertes, clôturées de marque-pages, parsemées de symboles que toi seul sait relire, le reflet d’un souvenir dans les objets qui t’environnent, et cette feuille posée sur une table sur laquelle tu as inscrit :

« Nous les voyons chercher la boue et s’engluer davantage sans que nous ne puissions, par contrainte, les protéger d’eux-mêmes, les empêcher de n’être rien d’autre que cette déchéance arrivée à son terme et se perpétuant. Vous avez conforté chez eux une bêtise maintenant encrassée, quand il s’agissait de déloger peu à peu, en progressant dans l’éducation, dans un lent siège d’usure et de lucidité, ces enfantillages innocemment puériles, et les laisser éclore à la maturité ; non pas un point final, une base sur laquelle fonder des hommes. Vous nous avez interdit l’usage de toutes les brides, sacrifié toute autorité à l’illusion optimiste d’une raison nichée en chacun et qu’il ne suffirait que de réveiller en douceur, vous nous avez demandé de respecter leurs droits et leur dignité, … je peux même vous comprendre car je conçois parfaitement les bontés de votre humanité bienveillante, votre refus de la souffrance, cette peur du mauvais maître ; elle est noble en son sens. Seulement en refusant d’affronter leur bêtise, vous l’avez acceptée en eux ; elle s’y est installée, elle réclame à présent, puisqu’elle y est bien, l’officialisation du bail. Que dis-je ? – Elle réclame la propriété : lui refuser reviendrait à tout reprendre de zéro ; mais qu’elle reste et nos enfants sont perdus. Nous avons légitimé le statut du bouffon, nous avons contribué, par idéal, par paresse, à rédiger ces droits de vases creux, cette justification de l’état de fait. Au départ nous avions une communauté de devoir : nous devions les emmener, ils devaient nous suivre ; la foi des premiers maîtres résidait dans l’avenir, ils pouvaient croire en un salaire futur, quand d’anciens élèves viendraient rendre hommage à leur sévérité. Les adultes se devaient de polir leurs prochains (je dis prochain dans un sens diachronique), nous les avons lâchés à l’abandon, beaucoup n’adviendront jamais à ce qu’ils auraient pu être. Au contraire, nombreux sont ceux qui ont alors senti leur puissance sur le fumier des incertitudes et des sophismes tapageurs, parce que leurs grands frères, encore en chemin mais boursouflés d’orgueil, ont voulu les libérer d’un soi-disant joug, dont l’effet était de les protéger, ont cru au progrès en détruisant le système ancestral, qu’il est facile de détruire. Ils n’ont laissé que des ruines… alors les affranchis n’ont plus entendu aucun rappel à l’ordre, ils n’ont point regardé devant, ils se sont posés devant une glace et se sont dit « je peux », ils l’ont crié impudemment, avec fierté et non sans fanfaronnades. S’enorgueillissant de plus bel – mais comment gérer ce trop-plein de pouvoir quand l’habitude n’a point donné de mode d’emploi ? – ils ont cru, devant notre chagrin muet, que notre silence était craintif. Le premier des chiens qui baisse les yeux est mordu. Ils ne nous ont pas blessé de leurs quenottes, ils ont juste aiguisé notre colère : le chagrin s’est mué en haine… Non seulement il aurait été agréable pour nous d’être créateurs de leur intelligence, de sculpter cette matière informe et abrupte pour recevoir plus tard les remerciements d’hommes mûrs et prêts à affronter la grandeur. Notre engagement y aurait trouvé ses débouchés naturels, admirer ceux qu’ils seraient devenus aurait été une joie constante, nous voulions servir, être utiles, nous sentir utiles et nous enorgueillir de notre utilité : sur ces échecs ne restent que quelques maigres fondations aux allures de désastres, et les souvenirs mordants des plans abandonnés pour n’être plus que dans nos souvenirs virtuels. La jouissance d’un amour partagé est incommensurable avec la solitude narcissique du sentiment de sa propre force. Ils ne comprendront pas le retour de balancier, il sera même injuste quoique devenu nécessaire ; il sera injuste parce que leur petitesse résulte de la vôtre. Vous aviez oublié votre devoir, intérêt permanent mais fossilisé dans une règle qu’on ne discute plus ; le devoir qui incombe au fort : celui de préserver sa sécurité en jouissant en même temps que l’orgueil du don : pourvoir le savoir, l’attente et la réflexion. Au lieu de demander à la jeunesse de se taire, d’attendre que beaucoup d’eau passe sur leurs yeux, qu’ils apprennent à observer, qu’ils écoutent les contraires, qu’ils empruntent aux autres, se forgent patiemment sur la pensée des maîtres, pour enfin quand leur sagesse déborde, enfin entreprendre de parler. C’est une tâche immense que d’émettre une idée ; c’est un peu comme enfanter : il faut savoir la défendre, la nourrir, la faire grandir, … mais vous avez aussi détruit les devoirs de la parenté et de la filiation… Vous avez demandé à des gens qui n’en savaient rien de juger le monde, l’éducation, de répondre à des questions dont ils ne savent pas même remonter les présupposés, percevoir les alternatives. Mais après tout quand ce n’est plus faire offense aux plus capables, au plus instruits, que de se retrouver à égalité avec le sombre ignorant, pourquoi le serait-ce de mettre l’expérience et la fougue imbécile dans le même panier ? Ils voient vos yeux manipulateurs briller quand ils répètent à ce que vous voulez entendre, ils vous font plaisir, ils se vautrent dans votre piège et se croient très forts et très habiles. En leur promettant la liberté, vous les avez asservis, et cet état vous sied très bien, vous êtes la décision politique, la souveraineté du peuple du haut des tours dorées où parfois on vient vous aduler, vous leurs dignes représentants, et vous, vous flattez, vous caressez dans le bon sens du poil, et vous en allez nier dans les antichambres de vos actes toutes cette rhétorique égalitaire dont vous les abreuvez. J’étais de ceux qui croyaient dans les nouvelles idées, je suis maintenant dans le doute. Avant, le peuple était enfant. Les puissants leur servaient de pères, parfois durs. Certains devenaient puissants parce qu’ils arrivaient à s’élever de la masse : au début d’une grande lignée, il y a un ancêtre qui est parti de rien. Aujourd’hui pour ne pas empêcher cet individu de briller on a généralisé les secours : il n’en sort pas plus qui réussissent, mais les incapables coûtent aussi. Il faut sans doute encore chercher. Je suis pour une nouvelle étape de notre action. Mais dans le même sens que mes adversaires, pas plus que de retourner à l’état initial n’apporterait de solution : il faut trouver un régime dans lequel le plus fort n’est pas plombé par la masse, où aucun puissant ne peut empêcher l’élévation d’autrui, où son propre déclin n’est pas impossible, que cette société soit un désert toujours tamisé, toujours en mouvement, toujours juste parce qu’il n’aide personne en particulier, parce qu’il n’encourage ni ne décourage personne, qu’il impose juste une règle de base où chacun joue son jeu… [Reprendre ce paradigme du sport : cette compétition encadrée qui sait produire un si beau spectacle, qui voit des perdants rester des gentlemen, des adversaires se serrer la main ou s’étreindre, espérer des revanches…] Oui, il nous faut encore des efforts, nos lois sont fraîches et encore humides, il faut les retravailler sur la forge avant qu’elles s’imposent à nous dans leur évidence, malgré leur fausseté. Ou si nous ne sommes pas assez intelligents pour accepter le fait de nous dédire provisoirement, si nous n’avons pas la sagesse de réfléchir en plein élan, alors arrêtons-nous. Reprenons en main l’avenir de nos enfants : instruisons-les de nos erreurs, de nos victoires. Vous nous avez réduits à n’être que des accompagnateurs impuissants de leur perte, moqués par eux dans nos propres prétentions que nous avions pour eux à leur place, et insultés par leurs réponses insolentes, leurs yeux pétillants de fatuité, nous avons été meurtris par eux quand, les laissant aller à leur propre nature ils ne sont devenus que ce qu’ils devaient être. Faisons-en – plutôt que des dangers, des ennemis ou des hordes de stupides – les héritiers de notre action. Donnons-leur les clefs du monde sans avoir peur de ce qu’ils en feront. A l’heure qu’il est, jamais de la vie je ne leur donnerais : travaillons à retrouver la confiance, recommençons à les forger, et eux verront peut-être avec plus de recul ce qu’il reste à faire aujourd’hui. Je propose de différer d’une génération la suite des événements. Contentons-nous d’affermir ce que nous avons fait, laissons le temps se faire, n’allons pas trop vite. En nous précipitant nous risquons d’agrandir la plainte de nos erreurs, et puis la suite ne serait pas assurée ; suivre ce que je propose revient à ne pas outrepasser la raison et consolider le futur. »

Quelques correctifs sont gribouillés dans les marges, mais je ne sais pas les lire, pas encore : j’apprendrai ton écriture, et quelques ratures dont je n’ai pas la clef.

Je savais bien que tu écrivais, que tu me cachais des trésors pour le jour où je serai ta reine. L’élue définitive de ta vie, la mère de tes enfants. Fière de mes raccourcis indiscrets, je reste désireuse de trouver la salle du coffre : pour qui écris-tu ?, dans quel cadre ? Je traverse l’obscurité des pièces, jusqu’à ce que le miroir au mur, ce piège à poète, ne me renvoie à mes forfaits. Niant ma faute, cachant ma honte sous une armure d’insolence, je le toise et lui demande de manière arrogante qui ne sied pas à ma voix frêle :

— Qui suis-je ?

— Une femme, ma belle.

— Je voulais dire : moi seule.

— Les hommes sont plus proches les uns des autres qu’ils ne le croient : tous mangent, font leurs besoins, cherchent la protection, l’amour, la sécurité et ce, même si les déclinaisons sont personnelles, la racine du vécu est identique pour chacun. Aussi est-ce pourquoi les recherches puériles des idiosyncrasies est vaine, oubliant tout ce à quoi elles ne font que participer… Futile question que le « qui suis-je ? », comme si un « je » fixe demeurait comme l’essence d’un être, petit point fuyant le long d’une droite et qui s’imagine être un astre ! « Qu’ai-je fait ? », « que fais-je si je veux atteindre tel but ? », voilà qui vous dessine une personne.

— Mais le but poursuivi n’est-il pas déjà la marque durable d’une individualité propre ?

— Certes. Mais nieras-tu l’influence du monde, du donné, des enchaînements, de l’apprentissage ? « Qui suis-je ? » Une résultante d’un immense tout, une partie d’un être global totalement inexplicable, « qui suis-je » d’un point de vue humain, cela a-t-il un sens ?

— J’ai un passé, certaines associations se sont formées en moi, m’ont formée, les déterminismes ne m’empêchent pas d’être unique, « qui suis-je ? » : la permanence dans une histoire.

— Une pierre mue par toutes les forces du monde reste toujours elle-même. Taille-la pour en faire une statue : est-elleidentique ?Fais apparaître un feu pour brûler du bois, extrais de celui-ci une flamme que tu transportes sur une torche pour créer plus loin un nouveau foyer, est-ce le même feu écartelé ? Tu es ce feu. Un avenir, un changement, « qui suis-je ? » : un cheminement de décisions prises dans le cadre restreint des possibilités. La question est de savoir quelles seront les alternatives qui s’ouvriront devant toi, alors je pourrai peut-être deviner vers lesquelles tu te dirigeras.

— Mais vous ne pouvez pas me déraciner de mon être, je ne puis écarteler mon corps, je suis indissociable de moi-même, je reste la même !

— D’abord, souviens-toi de ce que tu étais, depuis ce petit être atroce qui poussa son premier cri dans une grimace que seuls tes parents pouvaient apprécier, jusqu’à cette belle femme que tu es devenue. N’as-tu pas pendant ce laps de temps, maintes fois changé d’avis, de caractère, de modèles auxquels tu voulais t’identifier, de rêve ? Ne changeras-tu pas encore cent fois ?

— Non. Il reste un noyau de personnalité, une caractéristique propre.

— Et comment peux-tu le savoir ? Es-tu capable de te juger de l’extérieur, te souviens-tu de toutes les étapes intermédiaires de tes pensées, cette unité n’est-elle celle d’un présent constant produit de l’oubli ? Comment peux-tu te connaître à la narration à la première personne du singulier. L’introspection est une activité puérile : comment peux-tu savoir avec exactitude quels éléments ont pénétré en toi, lesquels n’ont pas eu de prise ? Se connaître, les malheureux s’inventent des raisons comme un écrivain trouverait pertinent le premier paradoxe venu, dans l’urgence d’épaissir le contenu de son roman, ils isolent un fait dans leur vie et puis construisent des explications illusoires qui les apaisent, auxquels ils finissent par croire à force d’y fourrer des formules… Enfin de toute façon, ton “être”, comme tu dis, nous est indifférent, il n’existe pas, quand bien même il aurait existé un cours laps de temps avant de se dissoudre un peu dans la nouveauté d’une nouvelle personnalité résultante de ton vécu. Plutôt que d’étudier ta position, il nous faut observer ta révolution, pénétrer en toi pour découvrir des régularités dans ta façon d’agir, presque des réflexes dirions-nous, s’ils n’étaient d’une complexité dont le tour ne se fait pas en une vie… Tu connais les atomes, tu sais bien qu’on ne les localise jamais, on ne fait que déterminer le champ dans lequel ils évoluent : tu es un amas d’atomes… Tous ceux qui te côtoient ne veulent que percer le secret de tes réactions, sans ouvrir la boîte noire, juste tenter de trouver la formule ou l’algorithme qui te guide, l’imaginaire dans lequel tu évolues, et ainsi évaluer ta prévisibilité, conjecturer le mieux possible tes futures manières de réagir face à l’imprévu, quelle est ta tactique, comment tu pourrais la remettre à jour, vers quelle évolution possible tu peux passer. Ils voudraient te cerner dans tes changements, trouver le mince pivot autour duquel toute ta vie s’accomplit, pour faire de toi un outil, en retirer tout le potentiel que tu peux leur apporter, tout le bénéfice dont tu peux être porteuse et qui t’insère dans une société. Et seul est intéressant pour l’individu ce qui intéresse les autres sur son sujet.

— Et moi, dans tout ça ? … dans ma façon de me sentir, personnelle, vécue de l’intérieur…

— Toi ? A quoi bon chercher l’introuvable ? Crois-tu être la même sous tes quelques attributs ? Mais peut-être ne venais-tu que me demander si tu étais la plus belle ? Alors laisse-moi te répondre que tu l’étais hier soir dans les yeux d’un homme qui dort à présent, et qui ne voit pas ton chignon défait, tes cernes, tes airs de zombie sous ta bougie que tu transportes dans toute la maison comme un spectre. Mais ne me brise pas. Attends qu’il se réveille, lave-toi, habille-toi, mets cette robe bleue qui te ceint si bien, et qui, en te moulant sait découper ton corps en une harmonie que tu ne saurais refaire volontairement, alors là je suis sûr que tu redeviendras la plus belle, reviens me voir et je te dirai alors ce que tu veux entendre, tu me demanderas « qui suis-je ? » et je te rétorquerai : « quel être ? », cette horreur au petit matin ou ta beauté potentielle et évanescente ?

J’ai refait en arrière mon périple dans le désordre, me contentant de poser les pieds sur le plancher, ailleurs, dans un désarroi nouveau, désirant retrouver l’endroit d’où je m’étais extraite : la proximité de ta douce respiration alitée, d’une fin de mauvaise rédaction : « et tout ceci n’était qu’un rêve », le monde une bulle qui pourrait claquer à chaque instant, je m’enfourne délicatement dans les draps défaits pour te regarder, le balancement régulier de ta poitrine sous tes yeux clos.

Ainsi quand la nuit vient s’absorber dans la rosée, je suis avec toi dans le foyer assoupi, je te regarde à mes côtés, entre deux mondes, comme le bois consumé et blanchi garde sa forme mais n’est plus qu’un parchemin de poussière sous son apparente solidité. J’ai tenu à mes côtés cette absence fragile qu’est un homme endormi, j’ai pris dans mes bras ton corps cendreux et rongé en ton sein par quelques doutes, vers coriaces, venus se joindre incognito à la fête passée, présence malsaine et précipitée, qui voudraient achever l’éparpillement nocturne.

Je t’ai aimé aussi dans ces moments-là, quand je te rappelais au jour pour que tu viennes me venger des impertinences de tes miroirs.

J’ai passé une très bonne nuit aux côtés d’Helena. Lorsque je me suis réveillé, elle dormait profondément, sa main sur mon ventre, dans une étreinte qui avait dû défier toute notre nuit.

J’ai réussi à m’extraire lentement du lit, à m’habiller silencieusement et sortir sans qu’elle ne paraisse n’avoir bougé un seul cil dans son sommeil. Séléné vint me faire la fête et le vendeur de journaux m’apprit qu’El Mercurio est interdit de parution pour trois jours. Allende semblerait vouloir désormais appliquer la main dure contre ses opposants, sans doute la prochaine étape sera de s’excuser pour la nécessaire dictature qu’il doit encore renforcer, dans l’intérêt de tous.

Lorsque je suis retourné chez moi, heureux d’avoir trouvé du beurre dans l’arrière-boutique d’un commerçant du coin, Séléné m’a regardé de loin sans s’approcher, préférant feindre l’indifférence que de trop m’afficher sa jalousie, mais Helena avait fait du café, et je sens sa douce odeur se répandre dans la pièce pendant qu’elle le verse et me félicite pour le trophée que je lui ramène et qui égayera nos tartines.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *