§17. J’ai réussi à ne pas pleurer chez Natalia. Mais l’incident m’a brisé.
— Qu’est-ce que tu as, Jean ?
Je ne réponds pas, je ne sais pas quoi dire. Qu’est-ce que je ressens ? Du dégoût ?
— Tu es souvent absent… Tu ne me dis rien. Tu as une autre femme dans ta vie ?
Quelle question ! Elle me déroute profondément. Natalia penser à une histoire d’adultère ? Elle que j’aurais imaginé insensible à toute histoire personnelle, rivée sur sa tâche politique, prête à sacrifier sa vie, son honneur, son corps, ses amours, pour un devoir plus grand qui la dépasse…Natalia souffrir pour de vulgaires histoires de sentiments entre les êtres humains ? Natalia avoir du temps pour s’imaginer que je la trompe ? Moi qui écarte par avance toute possibilité de chuter et de désirer une autre femme, au risque de jeter au loin des relations que j’aurais voulu poursuivre, ne serait-ce qu’en toute amitié… J’en reste bouche bée. Ce qu’elle prend pour de la gêne ou un début d’aveu…
— Bien sûr que non, Natalia. Il n’y aurait que les femmes qui pourraient occuper mes nuits ? < Je ne suis pas Juan ! > N’avons-nous pas une révolution qui nous appelle toi et moi, …de temps en temps ? (De temps en temps a été prononcé de manière très ironique, pour bien signifier l’inverse).
— Je ne vois pas quelle action pourrait te prendre tant de temps. Tu ne travailles pas la nuit. Tu ne participes pas à un cordon industriel puisque tes amis communistes, et Agustín en particulier, te l’ont interdit. Tu ne fréquentes pas souvent le PC non plus ? Cela fait longtemps que tu ne me parles plus du PCBR…
— Il n’existe plus. Arnaldo est venu me voir un jour et m’a annoncé que le parti fusionnait dans le MAPU-Garretón. Je n’ai pas donné suite. Je ne sais pas où vont ces gens qui passent le plus gros de leur énergie à se chamailler, scissionner, écrire des manifestes pour justifier leur nouvelle ligne, s’épurer…
— Oui, enfin, il est normal qu’un parti vive. Tu as la nostalgie de la caserne communiste ? Tout ça ne m’explique pas ce que tu fais de tes soirées… Si tu vois quelqu’un d’autre, je pourrais le comprendre. Je suis souvent moi-même partie, j’ai un enfant d’un autre père, je suis plus âgée que toi et je pense que je n’aurais jamais d’autre enfant. Toi tu es plus jeune. Avec ta chevelure châtaine il est évident que tu as du sang européen et il t’est ainsi facile de séduire les minettes. Tu veux peut-être…
— Chut, Natalia — et je lui pose un doigt vigoureux sur la bouche, avec résolution. — Je t’aime, là n’est pas la question. Je n’ai d’yeux que pour toi. Je me suis engagé dans un groupe d’action révolutionnaire, il y a quelques mois…
— Piloté par quel parti ?
— Je ne sais pas, je ne suis même pas sûr qu’il y en ait un derrière.
— Les ordres ne viennent pas de Dieu… Tu n’as jamais posé la question ?
— Il fait partie du contrat entre nous, que nous, les camarades qui participons ne sachions rien, pour ne pas pouvoir parler par la suite…
— Comme tu es en train de le faire — me dit-elle froidement.
Je prends conscience que je suis bien en train de le faire…
— Tu es ma fe… celle que j’aime. Ce n’est pas pareil.
— C’est pareil. Ce genre d’activité il ne faut en parler à personne, pas même aux proches comme moi, Jean. Tu es naïf. Du coup dangereux. Comment sais-tu, de plus, si ton groupe n’est pas piloté par l’ACI, qui se servent de vous comme agents provocateurs pour effrayer les bourgeois et rendre tout dialogue avec la DC impossible ? Comment sais-tu si tu n’es pas un agent du MIR, toi qui ne voulais t’engager à leur côté, préférant l’ordre et la raison communiste à ton arrivée ? Comment sais-tu que tu n’es pas le doigt d’une marionnette cubaine ?
— Je sais juste que ce que nous faisons est juste… et toi que fais-tu ? Où vas-tu tout le temps ? Quels sont tes rapports avec Temuco ? Pour quel groupe ou parti travailles-tu ?
Natalia me regarde avec incrédulité, comme si je venais de la planète Mars malgré mes traits humains.
— Tu crois que je vais répondre à une seule de ces questions ? Tu n’as toujours pas compris que lorsqu’on n’agissait pas au grand jour il fallait se taire. Et protéger les siens…
— Natalia, je ne suis pas dans les querelles de partis, moi, ni dans les considérations politiques. Mon ennemi c’est le Parti National et les suppôts des EUA. Pas les uns ou les autres dans l’UP ou dans sa périphérie…
— Et je suis dans le même cas que toi : s’ils t’attrapent, il vaut mieux pour toi comme pour moi que tu ne saches rien. Peu affûté comme tu es, tu serais, de plus, assez facile à convaincre si un agent double te demandait de lui parler, arguant que je cours un danger, ou je ne sais quoi encore…
— Mais Natalia, merde, enfin ! Je t’ai parlé car tu croyais que je voyais une autre femme ! Je l’ai fait pour notre couple, parce que je sentais une profonde tristesse en toi… et puis j’avais besoin de te le dire car je ne veux plus que tu croies que je ne fais rien pour la révolution !
— Toujours tes considérations bourgeoises : sauver ton couple, briller à mes yeux pour que ton ego ne soit pas trop meurtri…
— Tu es injuste, Natalia ! C’est… — et ma bouche est congestionnée de mots.
Natalia sort tout d’un coup un pistolet qu’elle pointe vers moi. J’en demeure décontenancé.
— Et qu’est-ce que tu en sais ? Et si j’étais une espionne cubaine, et que, sachant que tu travailles sans le savoir pour les EUA, je devais t’éliminer ?
— Tu le ferais ?
— Bien sûr.
— Tu crois que je travaille pour les EUA ?
— Tu crois que je suis une espionne cubaine ?
— Je crois que tu es fatiguée.
Elle baisse son arme, et la jette sans délicatesse sur le canapé.
— Fais attention, tout de même — lui reproché-je.
— Il est vide, ne t’inquiète pas. Les balles ont su trouver une bonne raison d’exister, elles.
Elle vient se nicher dans mes bras. Je la sens m’agripper comme à une touffe d’herbe au-dessus d’un précipice, mais aucune larme ne sort de ses yeux.
— Moi aussi je suis une petite-bourgeoise qui a des problèmes.
— Tu es simplement humaine, Natalia.
— Il ne faut pas être humain, en ces temps. Il faut être plus que humains. La tâche est si grande. Si nous autres de l’avant-garde, ne sommes pas capables d’être au-dessus du lot, tout est perdu…
Et puis, après un temps sans doute utilisé à imaginer une réalité-repoussoir où notre cause est vaincue :
— Je suis heureuse et déçue en même temps que tu m’aies parlé. Mais tu n’aurais rien dû révéler. Me laisser croire à une infidélité. Et ne rien me demander. Notre amour est au-delà de nous. Nous sommes le Chili de demain.