§22. Celui qui doit être l’organisateur du groupe d’action, cet Argentin que j’avais rencontré il y a presque cinq mois maintenant, et que je n’ai ensuite fait que recroiser de temps en temps, m’entraine en discutant à part du groupe.

— Tu sais, Eusebio, il n’est pas bon que des liens affectifs viennent fissurer la haine absolue que l’on doit éprouver face aux ennemis de classe ! Il ne faut pas que le doigt tremble lorsqu’il faut appuyer sur la gâchette ! Nous ne sommes pas là pour avoir des sentiments personnels. Seul compte le devoir que nous avons face au peuple, face à nos camarades, face à l’Histoire. Nous, nous serons enterrés un jour, mais ce que nous réalisons demeurera au-delà de nos vies. Nous comptons peu dans tout ceci, et nos scrupules ne valent pas grand-chose.

J’attends de voir où est-ce qu’il veut en venir, puisque je devine bien que tout ceci n’est qu’un préambule. Va-t-on encore me reprocher de ne pas avoir tué le type de Patrie et Liberté, l’autre jour ? Que va-t-on me proposer à présent ? J’espère que ce n’est pas la lutte armée, enfin plus armée encore que celle que nous menons dans le groupe d’action, je ne veux pas tenir des armes à feu, et je souhaiterais que l’on ne me relance pas sur le sujet. Je ne veux pas tuer. Qui que ce soit. Fût-ce une pourriture.

— Aussi je pense que tu ne devrais pas revoir ton ami franco-espagnol, le professeur de philosophie…

— Juan ?

— Oui.

— Mais nous ne parlons pas politique ensemble ! Nous nous connaissons depuis que nous sommes tout jeunes, de Paris. Nous avons été dans les mêmes établissements scolaires, durant de longues années.

— Sait-il des choses sur l’ennemi qui pourrait nous servir ?

Quoi ? On me demande désormais d’espionner mon ami d’enfance…

— Non, il ne s’occupe pas de politique. Il donne ses cours à l’Université. C’est un coureur, seules l’intéressent les femmes, tu sais…

— C’est un bourgeois qui s’occupe d’activités frivoles, inutile à son peuple d’adoption comme à son peuple d’origine. C’est un adversaire, Jean. Il a choisi son camp, toi le tien. Vous n’êtes plus camarades. Te rends-tu compte que c’est un complice de ce système qui exploite tes frères ? Peux-tu rester ami avec quelqu’un qui demeure insensible à la souffrance du Peuple ? Qui se contrefiche des meurtres de paysans dans les terres où les possédants se conduisent comme des dieux sur Terre ? Qui est aveugle à la souffrance ouvrière et se contente de jouir d’une existence de privilégié parasite et satisfait ? Il ne faut pas avoir de liens amicaux avec l’ennemi, Jean. Tu devrais le mépriser. Je ne sais même pas pourquoi je dois te dire des choses évidentes…

Dans ma stupeur et face à la rudesse de ce coup qui m’est porté, je ne sais même pas comment le camarade a obtenu toutes ces informations, je n’ai jamais parlé, autant par pudeur que par honte, de Juan, ni à Javier et à ses frères, ni à Claudio…

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