Crois-tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout leur cœur – comme s’ils étaient nus l’un devant l’autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent ?

Albert Camus, Caligula

§21. Que puis-je désirer de plus de Helena ? Elle est comme une juxtaposition de moments particuliers, de gestes pesés et comme écrits par avance, toute réplique juste et dans le ton, pas une seule anicroche, fluidité voluptueuse et volutes de sentiments, un beau duo qui suit son cours comme une partition linéaire, et sait sortir de son lit sans éclaboussures, sans fausses notes rejetées hors de portée. Circonvolutions d’estime érotisée, j’ouvre le dictionnaire et goûte les mots comme une poésie intrinsèque, sans la technique, les lourdeurs, l’épaisse sueur de l’être de chair qui s’épuise en rimes, je suce le suc de la réalité, elle a réveillé en moi l’esthétisme, l’éponge que j’étais au temps de ma prime-jeunesse (mais n’est-on pas jeune beaucoup et passionnément lorsqu’on aime à la folie ?) et j’aspire le monde, je m’y fonds dans une extase orgasmique, j’aime, elle aime, nous nous aimons, ô Amour et que de bonheur, que d’instants éthérés qui nous droguent de joie ! J’aime les traits de son visage, les rares aspérités de sa peau sont des miracles au milieu de la pureté, icône religieuse, qu’ai-je besoin du divin quand j’ai l’art, la philosophie et l’amour dans le jardin de ma vie ? Elle fend l’air mais ne le coupe pas, ses pieds nus sur le sol s’approchent de mon corps, son parfum la devance et l’annonce bien qu’inutilement, mes cadences s’émeuvent, se préparent à accueillir ses lèvres sur les miennes, ses bras autour de ma carcasse, qui m’enlacent et m’entraînent, elle me prend et son corps recouvre le mien, je sens l’arrondi de ses seins se coller tout doucement à ma peau, le passage de ses jambes y laissent une marque intarissable d’absence, je me sens vide et aspire à la remplir, c’est un dimanche ensoleillé et sans contrainte, elle vient de se doucher et sa peau respire encore le savon, encore humide et tiède, le léger voile tombe sur le sol, sa nudité m’assaille, je me dresse et la parcours, sillonne les surfaces qui jalonnent toutes les parcelles de son corps, le moelleux de ses courbes, ses cheveux qui tombent sur mon visage, le chatouillent et m’agacent avec plaisir, le frottement de nos mains l’une sur l’autre, un livre tombe et s’affale sur le plancher, je me perds en elle, d’atomes en particule, va et viens, la couvre de baisers en étouffant ses quelques petits gémissements. Est-ce un désir ou une rage, je me fais plus rapide, elle plus bruyante, le tout détrempé, je me déverse et m’affaisse et me meurt et suffoque vidé de toute vie, après l’amour chacun se reprend, l’un à côté de l’autre dans son propre effacement, je ne suis qu’homme et tout m’est étranger, séparé et indifférent, graine de matière, poussière dans la masse, et le sperme se dégage d’elle comme si elle me rejetait après l’illusoire unité.

Je t’aime et quelque chose meurt en nous au terme même de notre paroxysme. [Ne pas oublier d’évoquer ici nos regards fuyants ou perdus dans les voyages de nos pensées sans brides, le battement du cœur qui retrouve son rythme de croisière, la peau qui sèche et laisse s’effacer la présence humide de l’autre, rompre les traces de l’accouplement ; comment elle me regarde, tendrement, joue pour moi, secrètement, toutes les petites musiques qu’elle m’inspire ; parler du vent (tout doucement) qui passe dans les arbres, l’odeur du bois, des fleurs, … comme tout ce liant profite au maintien du bonheur ; comme nous sommes distants l’un de l’autre, subrepticement, sans le vouloir, peut-être un peu lourdement, dans un silence gêné, qui sourit devant la faille, se dit que le temps la colmatera bien sous une chape de connivence faite de moments partagés, de disputes dépassées et d’habitude.]

Un jour j’aimerais oublier de revêtir ma fragile peau.Dès lors, libéré de toutes contraintes physiques, je serais la terre accueillant l’eau de pluie avec des craquements de plaisir, je serais le temps qui emporte l’âme des guerriers vainqueurs ou vaincus, je deviendrais cette musique triste qui flotte dans les rues hivernales, là où le feu ne réchauffe point ou peu, mais où le cœur fait preuve d’une étrange ardeur, je deviendrais ces tours défiant vents et tempêtes dans la résistance des pierres, je vous absorberais tous et vos chants de joie, et vos peines, et votre grandeur étouffée dans la médiocrité. J’aimerais te greffer en moi quand nos corps nus l’un sur l’autre sont soudés mais je repars avec mes côtes marchant sur mes deux pieds.

— Va me chercher de quoi m’essuyer — me dit-elle.

Je suis sans force et déçu comme toujours, mais je me lève, parcours les dix mètres dans un aller-retour qui suffit à achever ma mission. Elle passe la serviette entre ses jambes, frotte son sexe ruisselant, mon corps laisse place à ce bout de tissu, je devrais être jaloux de cette audace de la chose, mais je m’en fiche, je suis ailleurs dans les rêves décousus de ma fatigue, c’est un dimanche froid et il crève de chaud dans la chambre après les ébats, mon livre ramassé doit être fini assez rapidement où je ne serais pas fier d’être aussi paresseux, je sors un verre d’alcool et le bois.

— Tu as soif ? — lui demandé-je.

— Oui, sers-moi aussi, s’il te plait.

Je savais que tu avais soif, pure convention. Je te connais de mieux en mieux. En quel sens pourrais-je encore dire que tu n’es pas une extension de mon être ? Tes sourires, tes regards, les mots que tu emploies et le monde qu’ils déploient autour. Tu n’as presque plus de secret pour moi, que tu es blanche, tu me deviens transparente et je peux lire en toi.

— Qu’y lis-tu donc ?

— Tu le sais.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *