Puisque désormais nous savons que le “Tancazo” du 29 juin 1973 n’était pas le coup d’Etat du 11 septembre 1973 (ou était-ce sa première salve ?) comme on aura pu vouloir le faire croire aux lecteurs moins informés, et l’effet de surprise n’étant ainsi plus nécessaire, la chronologie peut désormais être très explicitement notée : nous sommes le lendemain, samedi 30 juin 1973.

Nous avons aussi basculé, en passant de la première subdivision (A) de cette première partie à la deuxième subdivision (B), d’un temps qui espère les lendemains chantants de la révolution à un temps qui freine des quatre fers car il sait bien l’issue de cette expérience chilienne visant à créer un socialisme par la voie légale. Nous avons passé l’ascension – peut-être ne vous êtes-vous pas rendu compte que vous franchissiez une crête à l’instant-même où vous tourniez la page qui annonçait cette subdivision (B) – reste maintenant la chute.

Certes, comme dans tout travail historique, la découpe de périodes ou la fixation d’une frontière au-delà de laquelle on passerait d’un territoire à un autre, est contestable et jamais totalement neutre. Certains penseront que l’Unidad Popular était mort-née dès le 4 septembre 1970 et que tout ça n’est que la narration de la lente agonie d’une folie plus ou moins consciente. D’autres qu’elle fut condamnée avec la grève ‘générale’ d’octobre 1972, qui marque le rassemblement de l’opposition et une bipolarisation politique et sociale qui ne pouvait qu’être fatale à la voie légale. Ou encore que le Tancazo marque le coup d’envoi définitif d’une tragédie grecque moderne où Allende sait qu’il ne sortira pas vivant de la Moneda, la sortie musclée du régiment blindé n°2, en passant la frontière de la théorie à la pratique, indiquant le chemin qui sera suivi 74 jours plus tard.

Ne nous leurrons plus, donc, à partir de maintenant. Ce n’est pas à la genèse d’un socialisme d’un type nouveau que nous assistons, mais à… A quoi ?

Si nous disons son « exécution », nous sous-entendons non seulement que ce socialisme a vraiment existé autrement qu’en paroles (alors que dans les faits le développement d’un typique socialisme centralisateur, inefficace et autoritaire, n’était que freiné par l’opposition), mais aussi qu’il a été tué de l’extérieur. Or, pour enlever les italiques à cette dernière notion, il faudrait se mettre d’accord sur les partis et idées que recouvrent l’intériorité et l’extériorité de ce gouvernement marxiste, notamment pour les extrêmes violents dont on ne sait pas vraiment s’il faut les compter dans un camp ou dans l’autre. Voire il faudrait situer le pouvoir populaire qui était pensé par les uns comme un aiguilleur avant-gardiste de l’action gouvernementale (au risque de le mettre parfois devant le fait accompli et à l’obliger à légaliser a posteriori des actions réalisées à un moment où elles n’étaient pas autorisées), et par d’autres comme un moyen de contourner le pouvoir exécutif au risque d’un « pouvoir dual ». L’extérieur de l’UP n’est pas forcément à sa droite… Au niveau international, avec une vue d’un coup de grâce venu d’un au-delà du peuple chilien, faisant des militaires des simples marionnettes des EUA au service de l’intérêt d’une classe internationale, on choisit alors de prendre sa place loin dans la file des croyants – de bonne foi ou parce qu’ils ont tout intérêt à occulter, minimiser, noyer leurs propres responsabilités sous la scène de leur réquisitoire – qui voient dans l’expérience chilienne un socialisme nouveau alors à l’œuvre, avorté par les Forces du Mal, les riches, le Diable, les impérialistes, les vilains, qui se seraient ligués contre cette utopie enfin en voie de réalisation. Ce ne serait que se rajouter au cortège des pleureuses venues célébrer son décès, égrenant le chapelet d’hommages se résumant le plus souvent, sous la gangue de la rhétorique, à un plat « c’était trop beau pour que la bourgeoisie laisse faire », psychologie de dessin animé parfois bien lucrative et psychologiquement reposante. C’est évidemment trop simple. Enfin, l’évidence… qui regarde seulement dans l’œil de son voisin y verra toutes les pailles qu’il veut. Toujours. Cependant, si les bataillons de la rébellion formatée se mettent à dire que 1+1=2, doit-on se mettre à nier les vérités mathématiques afin de ne pas faire partie de leur troupeau ? Et n’a-t-on pas tous envie d’être du côté de causes nobles et belles qui nous agrandissent par la même occasion, lorsque nous nous en faisons les défenseurs ?

Méfions-nous des applaudissements faciles, ce sont des sirènes envoutantes qui finissent par manger impitoyablement une chose qui devrait nous être chère à tous : l’esprit critique. Mais méfions-nous aussi de prendre le contrepied des faux rebelles au nom d’une hyperébellion qui ne ferait qu’inverser le geste reproché aux adversaires.

Si au lieu d’« exécution » ou de tout autre synonyme qui épouserait la thèse externaliste, nous disons « la fin d’une hypocrisie », ou d’un chaos (chacun pourra alors décider à qui des divisions internes à l’UP, de la mauvaise volonté de l’aile freiste de la DC, en attribuer la faute), bref que nous épousons une thèse internaliste (ou que, plus sérieusement, nous additionnons les deux, charge à chacun de pondérer les importances dans cette équation), on peut alors se poser des questions à l’infini… Allende a-t-il fait preuve de la plus grande naïveté, confondante, de la plus grande arrogance, lui qui se croyait la « poignée de main (muñeca) la plus habile du pays », en acceptant une présidence avec une majorité si faible ? Et d’aller si vite ensuite, malgré ce handicap ? Et le vrai handicap du Président était-il de devoir composer sans cesse au sein de sa fédération de partis avec les Altamirano (PS), Parra (IC), Garretón (MAPU), qui croyant bien faire, n’étaient que ses plus grands ennemis – plus que Nixon, plus que Frei ou Aylwin, que Jarpa (PN) ou Thieme (Patrie et Liberté) –, provoquant ainsi inertie des décisions ou changements de ligne politique, surenchères verbales propres à effrayer la classe moyenne et la jeter dans les bras de la droite (où elle n’avait a priori pas plus sa place qu’avec une gauche modérée), et craintes chez les militaires malgré leur soutien de fait entre octobre 1972 et juillet 1973 ?

Nous ne trancherons pas ici. Nous dirons donc juste : à la fin de la tentative de mise en place d’un socialisme d’un type nouveau de socialisme (ils sont infiniment nouveaux avant de finir par tous se ressembler dans l’horreur politique et la déroute productive).

Les socialistes et les organismes du Pouvoir populaire, traumatisés par leur sentiment d’impuissance en ce 29 juin, avant qu’ils constatent l’échec de la stratégie de Souper et de son régiment, ont bien compris l’urgence de la situation et entrent alors « dans une phase d’entrainement paramilitaire massive ». Le coup d’Etat ou la guerre civile, qui sont les épouvantails que l’on agite depuis deux ans et demi avec plus ou moins de conviction, ont pris une réalité indéniable qui ne laisse plus personne jouer à se faire peur à blanc.

Toutefois si la forme a explosé , alors qu’elle éclate complètement. Mettons que je sois capable de te raconter la même histoire à al fois sous forme de (post)-roman et de théâtre, que je puisse toucher à la fois ta raison et tes sentiments de deux manières également différentes. Que tu en perdes la tête ; que tu comprennes tout entre les lignes, l’espace d’une marge centrale ; …

Pour ma part, puisqu’il y a des risques que je sois tué par Juan à la fin de cette subdivision (B)1 si je reste dans ce texte, je ne me sens pas obligé d’y aller plus loin. J’ai été heureux de vous servir jusqu’ici, moi et les quelques narrateurs stagiaires qui m’ont aidé dans ma tâche, puisqu’il faut être honnête avec vous, ce texte a servi à la formation de futurs narrateurs de futurs romans à écrire (il faut bien, non ?). Je vous ai amené jusqu’ici, je vous laisse désormais lire tout seul. Il est bon aussi que vous alliez dans ce labyrinthe sans que je ne vous tienne la main.

Ce fut un plaisir. Nous nous recroiserons peut-être sans que vous le sachiez (quoi de plus individualisant et d’anonyme en même temps qu’un « je » sans le nom propre qui lui donne sa réalité ?) dans une autre œuvre. J’espère que ce ne sera pas dans un bête polar pour divertir le bourgeois ou dans un énième livre d’heroic fantasy, se déroulant dans un monde imaginaire moins intéressant que le vrai avec des guerriers vraiment très forts mais qu’on a déjà lu mille fois avant eux, le 34 321ème héritier caché qui doit restaurer l’ordre du Royaume, des élus à la pelle, non mais qui a du temps pour ces futilités fictionnelles ?

Si vous m’avez apprécié, croisez les doigts pour moi : j’ai postulé pour être soit le « je » de Saint Augustin dès l’année prochaine dans les futures rééditions de ses Confessions, soit le narrateur de Quatre-vingt-treize de Victor Hugo en 2024 (et plus si j’ai fait mes preuves), ce qui serait enfin de vrais grands rôles. Sinon je retourne à la performance langagière et je serai le « je » de l’énoncé « je divague », du moins en France (et éventuellement la Suisse francophone), pendant un an… Vous comprendrez que je préfère que vous m’ayez sous les yeux que sous la langue… Enfin, je ne suis pas là pour parler de mes turpitudes ni vous pour les lire, respectons-nous. D’ici là, je vous souhaite une bonne continuation en ces lieux semi-fictifs [cf. 1. X §?] accrochés au monde par l’entremise d’électricité, de cables et d’un écran.

Avertissement

  1. Je vous conseille vraiment, d’ailleurs, de me laisser le tuer. L’avertissement était ici… [Note de Juan]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *