§3. Je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vue. Courir serait lâche. A quoi bon fuir. Elle n’est pas là par hasard, alors j’avance vers elle et on verra ce qu’elle me veut.

— Salut.

— Salut.

J’avais oublié qu’elle se mordillait la bouche comme ça, avec deux dents qui dépassent sur le côté droit des lèvres.

— Tu as quelque chose de prévu à faire, maintenant ? — me demande-t-elle.

J’ai l’impression de voir une enfant devant moi. Quelle étrange vision, ce n’est pas son genre. J’ai éventuellement une queue à faire : même à cette heure-ci, 21h passés, je peux peut-être trouver quelque chose à ramener à la maison au magasin populaire de la JAP.

— Il faudrait que je participe un peu à l’approvisionnement de l’appartement…

— Tu ne trouveras rien aux alentours, les camarades ont fermé à 19h, faute de produits à vendre.

— Ah.

Je n’ai pas l’habitude de la voir regarder le sol, de cet air coupable et meurtri.

— Viens avec moi si tu veux, je connais un endroit où on peut manger quelque chose. On pourra aussi discuter, si tu es d’accord.

Je lui fais signe que je la suis.

Nous marchons quelque temps sans un mot avant qu’elle ne reprenne la parole pour me dire :

— C’est une planque. Pour des camarades. Cela doit rester entre nous.

— Bien sûr.

C’est la première fois que Natalia me révèle quelque chose de son activité militante. Quelque chose comme une pointe d’émotion perce ma confusion et ma gêne de me trouver à ses côtés. Mais je n’ai pas la force de le lui dire. De peur d’évoquer cet avant, que je voulais, une fois de plus, encore, enterrer.

— Tu as faim ? — me demande-t-elle pour rompre à nouveau le dialogue, très en phase, de nos chaussures sur l’asphalte.

— Non, pas vraiment.

— Alors on va faire un détour, pour marcher… je suis désolée, Jean. Je ne sais pas par où commencer… peut-être par te dire que je regrette. Je regrette d’avoir mis tant de temps pour venir te parler… peut-être que c’est idiot… que je te fais mal. Que j’arrive au mauvais moment. Trop tard pour m’excuser. Et trop tôt pour que cela ait déjà totalement cicatrisé. (A partir d’ici son débit passe de rapide à très rapide. Un bouchon a lâché tout d’un coup et tout sort d’une traite.) Je pensais d’abord ne jamais te revoir. Je savais que tu ne chercherais pas à le faire, ni pour plaider, ni pour te venger, ni pour rien. Que tu irais vivre ta peine loin de moi. Et je me disais que c’était mieux comme ça. Comme un paquet qu’on fait tomber dans un rayon de magasin et qu’on ne ramasse pas, on regarde devant et on oublie, insensible, froide, pensant que ça te ferait une épreuve capable de te faire grandir, que tu es trop doux, que cela t’aguerrirait, et je sais que c’est odieux, que c’est faux, tu as souffert, tu as des raisons de fuir les armes et la violence, et j’ai été assez sotte pour ne pas le comprendre, aveuglée par ma colère de guerrière, prise dans le tourbillon de la violence à en perdre mon humanité, moi, mère et… aimante. Tu sais, avant que cela n’arrive les camarades m’appelaient Tanalia lorsqu’ils connaissent mon vrai prénom. En référence à Tamara Bunke, « Tania », la camarade argentine qui suivit le Che dans la jungle bolivienne… et y mourut arme à la main. Si Naty et Tania n’étaient pas proches, je ne sais comment je devrais prendre ce nom affectif…

C’est sa première esquisse de sourire, à parler d’une jeune fille morte… j’en suis glacé mais souris en reflet au sien.

— Voilà ce que j’étais devenue : une combattante, prête à mourir, me livrant au danger comme s’il n’y avait pas d’avenir pour moi, comme si Pablo n’existait pas, comme si tu n’étais pas là… je pensais : qu’il souffre, nous souffrons tous, c’est la vie… voilà la cruauté à laquelle j’ai été amenée en défendant un idéal …de bonheur pour tous. Je voulais que Pablito soit comme son père, peut-être qu’il meure lui aussi au combat, je formais un martyr, sotte, et ton pacifisme m’était odieux à la fin ! Mais c’est ça que j’ai aimé en toi, avec tes maladresses, ton espagnol foireux au tout début, cette foi que tu avais dans le Chili quand tu es arrivé, même si j’étais trop orgueilleuse pour accepter le fait que me touche que nous vienne nous “aider”. Tu n’étais rien de ce qu’était Ignacio, même si tu voulais la même société que lui, et cela me plaisait, ton côté paternel, que j’avais vu avant même que tu ne rencontres Pablito ou même que je ne te parle de lui. Je ne sais pas, nous devons avoir quelque chose dans le nez, les femmes, pour ces choses-là, …tu sais que c’est moi qui t’ai choisi ton prénom de capa?

— Toi ?

— Oui, c’est moi. « On a une recrue. Il lui faut un nom », j’ai vu ton dossier, je t’ai reconnu, j’ai proposé « — Eusebio — pourquoi ? — pour rien justement », mais c’était faux, il y a une signification : lorsque nous marchions sur la plage à Valparaíso, cette nuit merveilleuse où nous nous sommes donnés l’un à l’autre, tu as parlé du « pur ciel bleu foncé » de ce soir-là, et je me souviens que cela m’avait fait rire…

— Oui, je me souviens de ce que tu avais dit : « c’est exactement ça le Chili, actuellement – un pur ciel bleu foncé que nous devons éclaircir jusqu’au grand matin de la révolution, parce que les grands soirs c’est terminé ! ». Puis tu avais chanté

Puuuro Chile, es tu cielo azul oscuuuuuro,
Puras brisas te cruzan también,
Début de l’hymne chilien version Natalia du 24 septembre 1973

Et alors ?

— Alors, quoi ?

— Bah, Eusebio !

— Qui a composé les paroles de la version officielle de notre hymne, en 1909, franchute ? Eusebio Lillo, touriste !

— Ne m’appelle pas comme ça…

— C’était ma façon de t’intégrer intimement au pays, et de ne jamais oublier ce moment, lorsque je verrais passer les propositions d’action. Protéger mon poète et lui éviter la vue du sang…

— Tu fais partie du…

— Oui, c’est moi qui ai demandé à Arnaldo de faire la jonction, c’est moi qui ai parrainé ton entrée, je savais que tu n’étais pas un espion. Tu penses qu’on fait rentrer tous les bonhommes qui arrivent d’Europe avec une valise et l’envie de “faire” la révolution ?

Tout d’un coup la lumière s’éteint tout autour de nous. Partout où que nous regardions : le froid noir de cette nuit d’hiver. Quelques cris d’étonnement se font entendre comme lorsqu’on marche dans la rue un soir de match de foot important et qu’on vibre tout en marchant avec les gens qui le regardent, le suivant sans le voir. Puis le silence. Ce n’est pas un tremblement de terre. Une panne générale alors, qui nous a plongé dans l’obscur le plus profond. Natalia s’est rapprochée de moi, je sens sa veste frôler ma main. Sa main frôler ma taille. Deux secondes plus tard, nous nous serrons affectueusement sans nous voir. Natalia a mis du parfum !

— Pardonne-moi, Jean. Pardonne-moi…

Qui suis-je, moi, pour ne pas te comprendre et te refuser ce qui m’a sauvé la vie peut-être ? Suis-je si blanc que ne puisse… je ne sais pas… au moins te serrer dans mes bras et te dire entre deux larmes que oui,

— Le ciel n’est plus bleu obscur, là, mais noir… quand est-ce qu’il s’éclaircit, ce ciel ? Quand est-ce qu’il vient le matin du Chili ?

— Lorsqu’au milieu de la nuit nous n’oublions pas de resplendir, nous, les êtres humains pour lesquels est faite la révolution. Lorsque nous n’oublions pas d’aimer, de reconnaître nos fautes, de briller par ce que nous avons plus beau et de plus sombre, parce que nous sommes faibles, parce qu’on se trompe et qu’on se trompe en trompant les autres, et qu’en se serrant dans les bras peut-être sommes-nous les étoiles qui assurent le quart en attendant que le jour daigne se lever… Et ça ne remplace pas le soleil, ça ne nous donne pas plus à manger, ça ne nous dit pas si nous serons en prison après-demain, si nos enfants nous reverrons, mais peut-être qu’en brillant elles aident les navigateurs à nous guider vers ce matin où s’arrête ce cauchemar.

Natalia pleure. Que moi je fonde en larme n’est pas un événement, je n’ai jamais été très doué pour garder mes larmes au chaud, mais que Natalia, même cachée par le noir sans fond d’une panne, laisse couler sa tristesse… ou est-ce un attentat ? Est-ce un acte prémédité pour mieux infiltrer des troupes dans la ville ?

— Nous devrions rentrer à la planque, Naty. Ou chez moi. C’est peut-être plus qu’une panne.

— Chez toi, alors. C’est plus prudent.

Nous marchons main dans la main, non pas comme un couple mais comme deux êtres qui se tiennent pour se donner l’impression qu’ils se protègent mutuellement.

Pendant que Jean et Natalia marchent dans les rues sombres de Santiago se tient une réunion chez Carlos Prats, qui voit rassemblés à la lueur des bougies deux ministres militaires bientôt démissionnaires, un futur cadavre explosé dans sa voiture à Buenos Aires, le futur Président de la République du Chili en 1990, et quelque menu fretin que nous ne prendrons pas la peine de détailler. Les militaires, missionnés par Allende, doivent faire entendre raison à la DC et aux gremios de camionneurs, dont la grève détruit encore plus l’économie du pays (mais jusqu’à quel degré de destruction peut-on encore aller, ses limites sont-elles aussi extensibles que celles de la négociation politique lorsqu’on joue au jeu de la poule mouillée ?). En leur rappelant la nécessité de la stopper. Et eux de lui signifier à quelles conditions ils pourront accepter. Plus quelques détails qui, plus de quarante ans après, nous sont bien indifférents.

Nous arrivons chez moi.

— ¿Eres tú, padre ? — nous demande-t-on derrière la porte.

— C’est le mère — réponds-je.

On nous ouvre. Nous entrons. Pas une lumière, j’avance à tâtons.

— Vous êtes deux ? — nous demande-t-on.

— Oui, je suis avec une camarade : Natalia.

Un oh ! échappe à un des deux garçons dont je ne reconnais pas le chuchotement. Mince, oui, ce prénom, ça va être compliqué d’expliquer ça…

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Une panne, sans doute. Tout à l’air calme. On a la radio ?

— Rien.

Nous entrons dans ma chambre.

— La mer se dit au féminin en français. Et la mer et la mère sont homonymes, et comme je me trompe toujours de genre pour le mer en espagnol, on en a fait un mot de passe.

— Pourquoi faire ?

— Nous avons aussi des camarades de passage…

— Je ne savais pas…

— Tu ne sais pas tout. Mais dis-moi…

…alors elle me raconte son rôle dans l’organisation, comment les meurtres qu’elle avait dû commettre, en jouant presque parfois la prostitué, lui avaient tapé sur les nerfs les derniers temps où nous étions ensemble ; comment elle s’était laissée aller à s’abandonner à ce camarade, à qui, sachant tout, elle pouvait en parler alors qu’elle voulait me garder en dehors de tout ceci ; comment elle savait tout de ma vie à Santiago même lorsqu’elle était dans la région de Temuco, sa zone d’opération en plus de Santiago sud ; comment il avait profité de sa faiblesse pour… et sa masculinité brutale et dure l’avait séduite en ces temps de perdition… mais que ce n’était pas ça qu’elle voulait… Elle me chuchote encore qu’elle a demandé à travailler désormais à Santiago parce qu’elle voulait récupérer Pablito chez elle… et me voir plus, en finir avec la violence, ne plus servir que d’agent de liaison, ou pour des planques, ou quoi que ce soit mais sans devoir attirer les hommes, sans devoir tuer, même si elle ne le fit que rarement… Sans terminer un récit sans doute intarissable, elle s’est endormie, sans manger, à mes côtés, éreintée, vidée par sa confession et de ses larmes. Elle a rapproché instinctivement sa tête pour la poser sur mon épaule. Je t’ai pardonné en acte, Natalia. Mon étoile.

Merci, Seigneur, pour ce cheminement que tu produis en Natalia. Place tes mains sur elle qui souffre tant pour son pays au point d’en oublier de penser à elle. Bénis cette femme prête à se sacrifier pour la cause à laquelle elle a voué sa vie. Fais en sorte qu’elle retrouve la paix intérieure et le bon moyen de défendre son idéal sans aller à l’encontre de ton œuvre de paix. Que le socialisme trouve sa réalisation sur le sillon que tu traces pour nous sur cette terre et que nous devons suivre dans nos cœurs. Je te confie cette âme pure et cette générosité absolue parfois cachée sous sa gangue de froideur. Veille sur elle. Et sur ce pays. Donne-nous la force d’écarter la haine et de suivre la route de la réconciliation. Amen.

Au petit matin, alors que les rayons du soleil remplacent l’électricité qui nous manquait hier soir, à cause, apprendra-t-on dans la journée, de Patrie et Liberté, notre réveil est confus. C’est bizarre de se retrouver l’un à côté de l’autre. Heureusement nous mourrons de faim, ce qui écourte cette demi-intimité gênante pour aller manger quelques galettes dures.

— C’est ta copine ? — me demande malicieusement Silvia en cachette de l’intéressée. — LA Natalia ?

— C’est elle. Mais c’est plus compliqué que ça…

Bande sonore : Hymne chilien