Ça y est. La porte de la cellule s’ouvre, très tôt dans la matinée ; je sais que le soleil se lève sur ce fameux 11 mars 1972 et je n’ai pas vraiment dormi. D’ailleurs je suis déjà assis sur le lit lorsque la porte grince. Je n’écoute pas la voix du maton, je sais ce qu’elle a à me dire.

« Je suis prêt. »

J’ai chuchoté. Quelques effets personnels m’attendent sur la table, bricoles que j’avais posées soigneusement, dans une minutie fétichiste, comme pour ne pas rompre le cours de l’histoire en froissant le lent flot du temps d’un mauvais geste.

Dans un geste rapide et sans me le demander, le gardien me prend des mains ces affaires et les ausculte pendant qu’un autre me surveille, une fois que je suis sorti dans le couloir. C’est bon, tout est en ordre, le peu de choses auxquelles je me résume ne contient rien d’anormal.

Je m’en vais donc, laissant sur le pas de la porte de cette cellule du quartier bas, dans un dernier regard en arrière sur la porte maintenant refermée :

  • les lits superposés,
  • le lavabo-évier-salle-de-bain,
  • la lucarne,
  • les mains de bûcheron de l’un, lourdes mains inutilement fortes,
  • les toilettes communes,
  • les litotes pudiques d’un autre, piètre comédien qui n’a jamais appris à jouer que dans la débrouille permanente de la rue, seul, zonard, sans modèle valable, sans les balises qu’une histoire familiale, qu’un monde d’adulte à la rengaine protectrice, apportent à la vie d’un enfant comme le début d’un sillon qui vous met sur les rails,
  • un bureau,
  • un quatrième larron endormi, mais je ne le connais pas – il vient d’arriver, presque en trop ; demain un autre que moi prendra ma place, ainsi va la vie de la prison – :

la cellule se visite en un seul coup d’œil et elle disparaît d’une volte-face résolue.

Quant aux hommes, de rails, ces deux-là que je connaissais, n’en ont eus aucun. Pas même un seul comme un fil sur lequel marcher : on vous a laissé vous promener sans bride et sans repères à devoir improviser une conduite bricolée avec les maigres matériaux d’exemples imitables collectés de manière hétéroclite, avant qu’un mauvais guide ne vienne corriger vos hésitations et ne vous signale définitivement le chemin qu’il ne fallait pas prendre. Et vous y voilà, vous y êtes, bien à la place que le système vous avait préparé, juste dans votre rôle. Au final, derrière cette virginité apparente de votre feuille de route, tout était écrit. Naufragés qui ne tendent pas la main au secours, qui n’en ont pas entendu parler, qui parfois trop tard voudraient s’échapper de leur prison mentale mais se heurtent à ses parois invisibles, qui n’en cernent pas les contours, qui les ignorent des fois mais à s’y casser les dents, n’ont pas une seule idée de la clef qui ferait s’ouvrir les murs… Je ne vous oublierai pas.

L’odeur de renfermé m’accompagne alors que j’avance sous escorte. Je repense, comme un rapide bilan improvisé : à l’ennui au sein de cette communauté du désœuvrement, à sa violence, à sa haine. Ses querelles de morts-vivants qui se débattent dans leurs lambeaux. La machine à broyer pétrit les vies et les réduit à la petitesse qui leur est accordée. Ma lutte n’a été que pour ma pitance et mon intégrité autant physique que mentale, sans autre phare que les livres ; ceux que je pouvais avoir sous la main, ceux de la bibliothèque que je gérais, ceux que les camarades du G.I.P.1 ont pu nous faire parvenir, et les quelques-uns que ma sœur a pu me donner et qui n’ont pas été volés. J’ai voyagé dans ma cellule et fait ma révolution sur mon matelas. De nombreuses fois. Je n’ai pu compter comme camarades que des hommes à l’arrêt, pendant que Cuba fleurissait à la barbe des Etats-Unis, que le Chili développait un nouvel espoir pour les forces progressistes, que Khrouchtchev continuait en URSS l’œuvre d’Octobre 1917, que Mao explorait une deuxième voie pour le triomphe mondial du socialisme. Moi je n’étais même pas le Che mourant en Bolivie et laissant son pays d’adoption orphelin de son héros, pas plus qu’un Lénine en exil ou un Gramsci ou ni un Trotski. Ni même leur compagnon de lutte…

Je suis le premier homme, pendant que le second me surveille derrière moi, mais sans crainte : qu’irais-je me mutiner le jour de ma sortie, moi qui n’ai participé à aucun mauvais coup ?

Je passe à côté des rangées de cellules aveugles, sans savoir si à cause du bruit des pas, certains sont déjà réveillés et, alertés par l’heure inhabituelle – une hérésie dans cet endroit où la routine est religion –, vont se mettre

à chahuter, crier leur jalousie, m’insulter, me promettre de me retrouver dehors,

leur peine

ou leur orgueil mué en colère muette.

Frères invisibles, inavouables, aussi haïs qu’aimés parfois, je vous quitte, vous ne serez plus mes voisins mais je vais vous retrouver dehors dans mon action, réaliser notre lutte, vous faire miens dans mon engagement et me servir de mon corps comme de l’instrument de notre émancipation commune. Adieu, hommes, je vous retrouve dans quelques pas à l’extérieur sous la forme de l’Homme à accomplir, à libérer, à faire advenir. Faille-t-il lutter avec la matière pour que sa figure se détache de la glaise.

…A travers quelques couloirs d’une blancheur de boucherie, à travers des sas, une grille se ferme derrière moi, une autre s’ouvre, il s’agit d’aller en avant, dans les entrailles obscures du bâtiment.

…Jusqu’à un petit vestiaire où je retrouve mes vêtements d’homme, de quoi bien présenter, et puis mon pécule laissé à l’entrée un peu augmenté avec ce que j’ai gagné en prison, en travaillant à diverses tâches sous-payées : c’est que je refais mon intrusion dans le monde !

Note

  1. Groupement Intervention Prisons, créé par Michel Foucault en 1971.