— Au revoir. Et bonne chance.

— Merci. Au r’voir.

La porte du bureau du directeur se referme derrière moi : je m’en vais, lui reste. Pourtant, ironie de nos positions respectives, c’est lui qui me souhaite une bonne chance. Le pauvre être ! Il a beau occuper une place à part dans cet univers confiné en en étant le directeur, il n’en est que l’administrateur des détenus – ou détenu en chef. Il dirige cet ensemble sans aucune contrainte physique et pourtant il n’en est pas moins captif comme les autres. Et on y moisit ; j’ai cru les premiers mois que j’étais dans une prison, mais peu à peu, les murs, l’air qu’on y respire, les paroles qu’on y échange, l’atmosphère carcérale chargée d’humidité et de lassitude, tout entre en vous et l’on absorbe sa captivité comme des éponges que l’on ne peut jamais vraiment essorer. Malgré les mirages d’espoir dont l’homme est victime, la froideur inhumaine des grilles parvient progressivement à amollir la plus acharnée des déterminations, avant de la faire s’oublier puis se diluer dans l’existence irréfléchie où l’homme abdique sa liberté, rangeant dans un tiroir fermé à double regrets, ses rêves qui sonnent comme autant d’obstacles à la reddition résolue qu’exige la survie dans cet univers parallèle. Et la prison s’insère en nous. Bref : il faut sortir de ce trou du cul bouché. Je ne dis pas qu’on est soulagé, ni qu’on est plus fort, ni qu’on a la rage, ni qu’on est apeuré, tout cela se mêle, mais on sort… Je sors ! Cet homme était déjà en place quand je suis arrivé, il y a si longtemps (combien ? J’ai arrêté de compter les jours quand ça m’a rendu fou) ; il y est encore pour un moment, je pense. Son existence a échoué là au milieu de ces pièces et de ces couloirs. Il a laissé construire ces murs autour de son être et que fait-il ici ? Il s’est établi, il accueille ceux qui échouent dans cette nef des fous, il tente – et on peut lui en reconnaître la volonté – d’assouplir les conditions de séjour de ce glauque refuge. Mais nous repartons, je repars, je saute dehors à une escale et lui est toujours dedans. Dans quelques minutes, je pourrai en parler au passé ; c’est au présent qu’il la vit, et au futur qu’il la vivra demain(, lui).

A-t-il un reste de philanthropie auquel il se raccroche pour qu’il aille inlassablement espérer un avenir à tous ceux qui sortent de cet espèce de purgatoire à mi-chemin entre le pourrissement et dehors, où l’existence n’est que végétation sans fin ? …Sauf aujourd’hui : j’en sors ! (Combien de fois faudra-t-il que je répète le verbe “sortir” pour y croire ?)

Bonne chance, n’est-ce pas ?

On m’accompagne vers la liberté, de couloir en couloir, encore, démesurément longs, un vrai labyrinthe dont même avec la volonté la plus tranchée on ne pourrait s’échapper, interminables… si long que je me demande si je ne suis pas en train de retourner d’où je viens, mauvaise blague ! Chaque bruit de pas sur le béton sans couleur me cogne dans le crâne comme un clou qu’on y enfoncerait. Merde, la sortie existe-elle ? Où est-elle ? Ce qui est déroutant avec ce directeur, c’est qu’il parle aux prisonniers comme à ses enfants, dénotant en cela avec l’ensemble du personnel d’une asepsie blessante. Encore à l’instant, à l’entendre parler d’une vie dans le « droit chemin », de la difficulté de réinsertion dans le monde ou du « nouveau départ, comme une nouvelle naissance » – grand discours banal et sans éclat mais bouleversant de sincérité –, je n’ai pu m’empêcher de revoir le visage de cette ancienne professeure qui s’obstinait à vouloir nous préparer à la « vie », comme si pendant la scolarité nous étions en suspens dans un autre monde, comme si nous n’étions pas plongés dedans depuis que nos parents nous ont mis au monde !

Derrière les murs, nous étions, j’étais l’enfant adoptif du directeur, même au moment de ses coups de gueule, dans ses errements capricieux pris du vertige de la domination que confère le pouvoir. Et sans doute y avait-il de l’amour dans sa démarche. De l’humanisme. Mais demain j’essayerai d’effacer son nom et ce visage. J’essayerai d’oublier jusqu’à son existence perdue dans son cloître de mauvais prêtres, il n’aura aucune place dans mon futur. Je veux l’en bannir dès maintenant que la porte de son bureau, quelque part derrière moi, a refermé sur elle le secret de ses agissements. Ainsi, comme moi, les détenus passent et passeront au fur et à mesure des peines, et aucun ne sera moins ingrat que je ne peux l’être. Bien d’autres le tueraient peut-être, lui, une fois dehors, à défaut de pouvoir tuer le système dont il est le commis.

Pourtant, il doit aimer l’homme en nous avec une naïveté volontairement aveugle, comme un petit gradé attentionné qui doit nous emmener à l’abattoir uniquement par ordre et espère le mieux pour chacun de nous. Peut-être s’interdit-il de lire chaque matin la rubrique judiciaire pour ne pas voir l’histoire d’un ancien pensionnaire patient dont il n’aurait pas réussi à faire guérir l’âme meurtrie. De peur qu’on lui rappelle la preuve de son éternel échec. C’est si triste un idéaliste, c’est une espèce d’homme qui est la plus dure à combattre, car elle représente l’oppression avec un cœur pur, l’innocence pris dans le piège de sa propre culpabilité en l’ignorant par omission…

Une porte qui se rapproche, qui grandit à vue d’œil. Enfin ! Qu’y a-t-il derrière ? Est-ce la lumière ou un gouffre ? (Est-ce vraiment une alternative ?) Je n’ai pas respiré de l’air autrement que vicié depuis quelques mois, voilà comme un nouveau baptême. Mais pour combien de temps ? C’était mon deuxième séjour derrière les barreaux ; le dernier ? Y échappe-t-on une fois qu’on est entré dans son engrenage ?