De l’autre côté de la vitrine du bar, les gens défilent d’une extrémité à l’autre puis disparaissent… Ainsi, la vie a continué sans moi quand je pourrissais dans ce trou hors de toute autre réalité. Et de voir ce visage-là… pas un autre, non, celui-là, même un peu vieilli par les années… ça me jette du concret plein la tête. Je ne suis plus qu’un cadavre chancelant, tenant debout grâce à cette force obscure qu’on appelle la volonté de vivre. Pourtant je ne suis plus rien. Je survis à peine. Qui est cette famille qui m’a élevé et suis-je encore d’eux, moi le banni de la société qu’ils doivent aimer malgré tout ? Bien sûr, ils m’aiment et se réjouiront de mon retour, lorsque je le ferai vraiment. Même moi le bagnard, le honteux, moi, leur fils, et ils m’accepteront comme tel. Sans contrepartie. Gratuitement. Sans m’abaisser. Dans cet élan de l’amour filial pour sa progéniture. Les pauvres.
Mais je ne pourrai revenir longtemps :
- cette femme qui m’enfanta doit oublier que son fils est toujours en vie, car il n’est plus vraiment son fils, celui-ci a péri un jour où… d’autres événements ont engendré une deuxième version qui n’a plus rien à voir avec l’original.
- ce père dont la franchise, d’une intelligence rare, sachant toujours disposer dans ses reproches une porte ouverte pour vous permettre de vous en sortir, ce père devra se persuader que son fils est mort en héros sur un champ de bataille lointain en lutte pour un grand idéal. Pas qu’il luttait pour garder simplement contact avec l’extérieur. Après tout, c’est vrai, peut-être une guerre… quoi de mieux pour s’affranchir de tout son passé : l’imbécile prend un uniforme et un fusil, et il se fait cribler de balles sur une colline, à contre-jour, le générique défile sur une musique édifiante, enfin son nom s’inscrit sur les monuments, des sanglots et les enfants qui lisent, mes neveux peut-être (un jour, j’espère !), ils ne m’auraient pas connu, ou que de nom, et ils diraient à leurs camarades avec une patine de fierté sur les yeux : c’était mon oncle ! Mais aurais-je la trempe ? Les hommes meurent à bord d’immenses machines métalliques ou sont éclatés en millions de particules, dans la boue, la nuit, loin des caméras et l’on meurt sans gloire. Ce serait dommage : mourir avec l’assurance d’élever son capital-estime, pourquoi pas ? Mais pour rien, c’est trop bête.
- ces gamins qui jouaient avec un camarade depuis longtemps parti, ne retrouveront plus leur compagnon, mais étrangers l’un à l’autre ils en seraient réduits à affronter les silences angoissés de l’inconnu.
A long terme, je suis donc perdu pour eux tous, je suis perdu pour mon passé car nul pont ne pourrait le lier à ce présent-là qui s’inaugure devant moi, je suis perdu à moi-même peut-être aussi.
Il me faut penser un peu à tout ça. Et trouver un hôtel où passer la nuit.