Que c’est beau ! Le chant des oiseaux, les gaz d’échappement des voitures, la foule qui avance en grommelant entre ses dents pour garder jalousement dans l’essaim les paroles qu’elle échange avec pudeur, les lumières des vitrines allumeuses, des jeunes qui s’épanchent vers les indifférences agacées des passants, les arbres, les pavés… Comme c’est bon d’être là ! Un bon repas copieux dans un petit restaurant surpeuplé, puis une longue promenade sans destination précise, juste pour redécouvrir les sensations perdues, s’y retrouver. Déambulant dans les rues, je me sens exister, je fourre mon nez dans chaque courant d’air que je croise pour percevoir ce qu’il contient en cale, et une grande envie de vivre ratisse ma peau à en frôler le frisson.

Les jeunes sortent des cours, sacs plutôt informes sur le dos, et certains d’entre eux vont boire un verre dans les bars avant de rentrer chez eux. Je pousse la porte du café qui a l’air le plus éclairé et m’assieds seul dans un coin pour les écouter parler des joies et des malheurs de jeunes qui sortent des cours, nos souffrances peuvent-elles encore avoir une épaisseur à côté des joyeuses futilités des enfants ?

Cette jeunesse ne change pas vraiment ! Un petit groupe à la table d’à côté me demande une cigarette, « nan, désolé je n’en ai plus », ils se retournent et cherchent ailleurs. Enfin on m’adresse la parole, mais même par intérêt ce n’est pas grave. L’important est qu’apparemment je ne serais plus l’interdit de fréquentation. J’aimerais tant discuter avec eux, je bois leurs paroles autant que ma boisson, leurs rires stupides d’adolescence printanière tissent un petit cours d’eau bien froid où il est bon de tremper les pieds, cela aide à la circulation du sang disent les mères à leur rejeton pleurnichant même pour rien. Leur candeur voile tous mes déboires, la vie est aussi simple que ça, régler quelques affaires, s’arranger, échanger, un tour sur le sable et s’en aller, mais …

Je me souviens lorsque j’étais quasi-camarade de mes compagnons d’enfermement, dans la division entière que nous occupions dans l’aile des Européens. Camarade quand même, un peu, car après tout, n’étais-je pas là pour avoir vendu La cause du peuple avec eux ? J’avais le privilège de les écouter parler sans être moi-même pris à parti… peut-être juste à témoin… je n’avais pas à choisir de camp en tout cas dans les débats, j’échappais au dogmatisme à l’acharnement rhétorique de certains. Peut-être simplement parce que j’étais le bon Français de base, le prisonnier ou le néo-prolétaire, la victime, l’exclu, le fou, le sauvage (mais le bon sauvage), celui sur qui la révolution pourrait s’appuyer à l’avenir. Je n’étais même pas choqué de voir ces intellectuels vivre ici comme d’autres fils de bourgeois allait vivre dans des établis à Sochaux ou dans le Nord de la France, pour se rapprocher du peuple, le petit peuple non encore perverti par le capitalisme ou les intellectuels parisiens… car avec eux à mes côtés, je devenais presque un prisonnier politique à mon tour, ce qui était quand même plus intéressant que d’être ici pour de “bonnes” raisons, et qui plus est individuelles, loin de tout grand projet… Mais au fond n’étais-je pas à leurs côtés, en cette prison, pour les mêmes raisons qu’eux, à mon niveau, pour la même poésie frustrée… Je ne sais plus qui avait dit :

— Les intellectuels parisiens, le système des signes, le langage de la structure, le refoulé du sujet inconscient et toutes ces conneries ce ne sont que des émanations de la société capitaliste dans laquelle elles tirent leurs racines ; c’est tout ça qu’il faut balayer avec la révolution à venir !

— Va dire à Jean-Paul, Althusser et Michel1 qu’ils sont des agents du capitalisme, tiens ! C’est eux que tu veux jeter aux poubelles de l’histoire comme de vulgaires complices de nos ennemis, avait répondu un autre.

Note

  1. Jean-Paul Sartre, Louis Althusser et Michel Foucault.