J’ai donc été fidèle à ma résolution et viens d’arriver avec un bus à Bobigny. Le bâtiment de la préfecture de la Seine-Saint-Denis a beau être neuf, cette ceinture rouge de Paris croule tout de même sous la misère de ces masses rejetées en masse et en marge du centre-ville. Ce sont des bâtiments gris.
Je sais bien dans quelle rue vit la femme de Claude puisqu’il nous répétait sans cesse son adresse dans la cellule, lorsque l’absence de nouvelles et de visites de sa femme devenait insupportable. Il faut que je lui dise combien son soutien extérieur est vital pour mon camarade.
En me résolvant à demander mon chemin et à interroger les voisins, je finis par trouver l’appartement de la famille de Claude. Je sonne.
C’est un homme qui m’ouvre.
— Je suis bien chez Angélique… ?
Je n’ai pas le temps de terminer ma question que celle-ci apparaît sur le perron de la porte, avec un petit dans les bras. Elle ne me dit rien mais son hochement de tête a répondu. Elle me laisse comprendre de moi-même qu’il me faut maintenant lui annoncer ce que je lui veux. Je suis bien gêné de m’exécuter devant l’homme en marcel et sans chaussures, ce qui prouve bien qu’il n’est pas de passage dans la maison. On s’en prend toujours au messager qui apporte de mauvaises nouvelles, comment n’avais-je pas pensé à cette possibilité qui explique évidemment son absence.
— Je viens vous parler de la part de votre mari…
Son visage se fait dur. L’homme commence bien une phrase, mais elle le repousse pour bien lui signifier qu’il n’est pas de cette discussion-là.
— Entrez, me dit-elle.
Pendant que je pénètre timidement dans le hall surchargé d’objets et de meubles en désordre, l’homme est parti dans la chambre s’habiller tout en maugréant dans sa barbe. Elle l’a suivi pour lui parler. Le début de dispute, là, sous mes yeux, à cause de moi, me fait redouter d’être pris à parti. Le petit gamin de quelques mois reste en face de moi et me regarde fixement posé sur sa couche, sans doute trop petit pour avoir peur encore de l’étranger.
L’homme sort de l’appartement en claquant la porte et sans me saluer. Elle ressort et me dit en baissant la tête :
— Il reviendra, ne vous en faites pas.
Je crois donc comprendre que ce n’est pas la première fois qu’ils se disputent. Peut-être même que c’est là leur mode de relation normal et qu’en absence de querelles ils en sont tellement étonné, qu’ils se regardent ébahis et appellent ça de l’amour.
— C’est Claude qui vous envoie, c’est ça ?
— Non, en fait, c’est moi qui…
— Vous vouliez savoir pourquoi je ne venais pas le voir à la Santé ?
J’ai un silence qui a valeur d’acquiescement.
— Voilà. Vous savez. Je n’ai rien dit à Claude pour ne pas le déprimer. Qui sait de quoi il serait capable ? Mais depuis que j’ai eu l’enfant qu’il aurait tant aimé avoir, j’ai du mal à aller jusqu’à Paris…
Je n’ose pas lui proposer d’écrire ne serait-ce qu’en continuant à lui mentir par omission, pour garder au moins un lien avec l’extérieur qui maintiendrait ouverte une porte vers l’après-prison à mon ancien camarade. Y a-t-il des accusations dans mon regard ? Toujours est-il que la voilà partie dans une plaidoirie que je ne lui avais pas demandée, son enfant dans les bras comme pour mieux m’apitoyer.
— L’attente est longue, v’savez ? J’suis une femme, aussi ! J’en pouvais plus d’rester seule. Quand j’ai eu l’gamin et qu’il était impossible d’éviter d’l’avoir… tout le monde n’a pas la chance des « 343 salopes », v’savez ? J’suis restée avec son père. Faut bien l’nourrir, lui, me dit-elle en me montrant l’enfant qui me regarde toujours sans rien dire.
Je sais bien, madame.
— Et moi, pendant que Monsieur est en cabane pour ses larcins foireux, j’vis aussi ! Sans doute qu’il ressortira aussi dans quelques mois… Et qu’est-ce que je f’rai alors ?
Ses yeux sont perdus dans le vide de futurs imprécis mais aux perspectives toutes peu reluisantes pour elle.
— Si j’suis ‘core avec l’père du môme, sans doute qu’ils s’battront. C’lui-ci savait que j’suis mariée. Lorsque j’ai dit pour le meilleur et pour le pire au curé, j’savais pas que sa prison, à Claude, s’rait le meilleur pour moi, au fond. Vous vz’êtes déjà battus ensemble ?
Sa question me surprend.
— Non, jamais. Claude est …était, un camarade parfois sanguin, mais pas violent.
— Z’avez eu de la chance ! C’est parce que vz’êtes un homme, aussi… Alors on verra. P’t’être qu’il me battra et reviendra vivre ici avec le gosse qu’est pas de lui. Combien de temps il va rester de toute façon ? Reste jamais longtemps avec ses conneries ! Ou alors y va demander l’divorce. Je n’m’y opposerais pas ! Ou il va tuer tout l’monde, moi, le gosse, le père, va savoir de quoi il est capable, maintenant ? C’tait un gars gentil au début, Claude. J’pense même qu’il m’aimait vraiment. Mais il a pas eu d’chance et p’is l’a déconné. Maintenant… C’lui-là au moins, le père du môme, il n’est pas violent, il travaille, j’ai pas à avoir peur ou à attendre…
Elle s’arrête et me fixe comme si c’était à moi de rajouter quelque chose. Mais je n’ai pas à juger. Je venais lui demander de donner des nouvelles à cet homme qui n’avait qu’elle à qui se raccrocher dans son isolement collectif, et je ne sais même plus quoi penser.
— J’voulais pas lui dire à Claude. J’sais bien que ça lui f’rait du mal et que c’est pas facile où c’qu’il est. Si j’pouvais y aller plus facilement j’irais même le voir, mais… Vous me comprenez, non ?
Comment lui dire non ? Et comment lui dire ce oui, qui me donnerait l’impression de trahir cet homme qui attend de ses nouvelles et passe dans la demi-heure d’un état où il la traite de tous les noms de l’avoir laissé tomber à d’autres où il se demande si elle va bien, qui se fait du mouron pour elle… Du coup, le silence est maintenant mon refuge. Non pas parce que je cherche à m’y cantonner, mais parce que je ne sais vraiment pas quoi lui dire… C’est idiot d’être venu de s’y loin pour lui parler et de rester coi devant elle.
— Me dénoncerez-vous ?, me demande-t-elle alors.
— Non.
— Vous pensez que je dois lui dire ?
Me voilà à devoir prodiguer des conseils alors que je n’en sais rien. Dans quel pétrin me suis-je fourré, dans des histoires qui ne me regardaient pas, au fond, à vouloir rendre service… Moi aussi, que j’aille au Diable avec mes bons sentiments qui risquent de faire plus de mal maintenant qu’il n’y en avait déjà, ne serait-ce qu’en étant venu à Bobigny être le héraut non-commandité d’un homme qui doit être tabou dans ce couple que je viens de faire se disputer.
Puisque je ne lui réponds pas, la femme reprend elle-même ses pensées à haute voix :
— Peut-être que je devrais demander le divorce pendant que Claude est en prison. Il y cassera tout, mais je ne pense pas que le juge refuserait. J’aurais qu’à partir d’ici pour qu’il ne me retrouve pas après… Si j’ai le temps de partir avant quelques mois. Et partir d’ici, c’est pas grave, hein ? Z’avez vu que c’est pas le luxe dans cette chaumière. Et p’is au moins, Claude aurait le temps de s’habituer à l’idée qu’il sera célibataire lorsqu’il sortira… Et s’il a besoin de baiser, il y a les putes pour ça, non ?
Je deviens de plus en plus mal à l’aise. Je ne désire plus que lui donner raison du bout des lèvres et repartir aussi vite que je suis venu.
— Oui.
C’est tout ce que je pourrai sortir de ma bouche et de mon désarroi. Oui, quoi ? Je n’en sais rien moi-même. Il fallait répondre quelque chose, c’est fait. Vaut ce que ça vaut.
— Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, madame.
Je m’attendais à ce qu’elle soit interloquée, dérangée par mon intrusion dans sa vie, venu foutre la merde et repartir sans rien lui apporter en retour, comme dédommagement. Mais non. Je suis venu, je devais bien repartir à un moment : l’instant est là, c’est normal. Il ne nous reste qu’à nous saluer.
— Excusez-moi, si je vous ai dérangé, madame.
— Arrête avec tes ‘madame’, on dirait un enfant d’cœur. C’est rien. On va s’arranger avec l’autre et demain tout est oublié, t’inquiète pas. T’étais son pote, alors, à la Santé, à Claude ?
— Oui, en quelque sorte. Nous avons partagé la même cellule pendant quelque temps.
— C’est bien qu’il ait des potes qui aient envie de l’aider. Il en a pas eu beaucoup qui ont été corrects avec lui…
Ce sont ces mots qui serviront de mots de la fin. Au moment de quitter ce hall d’entrée d’où je ne serais jamais sorti pendant toute ma visite (j’ai sans doute été déjà trop loin dans le logement de Claude où je n’avais rien à faire) je me retourne sur l’enfant, dont je n’aurais jamais su le prénom. Il me regarde encore, encore sans un mot, encore avec ses yeux qui semblent déjà refléter l’image de la prison. Comme si, lui, avait des rails bien trop vissés sur sa route, bien trop précis et qu’ils ne lui laissaient aucune chance d’aiguillage positif. La porte se referme derrière moi. Je descends la cage d’escalier sale et sombre, mais je respire enfin, là où j’étouffais quelques minutes avant. J’espère juste ne pas croiser le compagnon de cette dame, qu’il n’y ait pas d’histoires superflues. Juste partir sur la pointe des pieds et en catimini. Sans faire plus de vaguelettes, celles que je n’aurais jamais dû faire.
Bus retour. Je me sentais un héros en arrivant, plein d’espoir, en mission pour un camarade. Je me sens désormais tout penaud. Je croyais bien faire. Qu’ai-je fais ? Que ferai-je ? Je ne vais sûrement pas aller voir Claude au parloir pour cafter ce que je viens de constater et que je n’ai pu voir que parce qu’il nous avait répété son adresse dans son désœuvrement triste. Ce n’est pas à moi de lui apporter cette vérité. Claude penserait aussi que je suis allé se faire sa nana pendant qu’il est encore au turbin. Il ne faut pas que je me mêle plus de ça. C’est à elle de gérer. Elle a l’air de toute façon tout à fait lucide. Moi je n’y suis pour rien… Il faut même sans doute que je ne garde aucun contact avec les autres prisonniers. Ça ne doit pas devenir mon monde de référence. Je dois les renier, n’avoir rien en commun avec eux. Ce n’est pas, ça ne doit pas, être mon univers. Je ne viens pas du monde de la prison. Ma famille est stable, de classe moyenne, sans problème. Je ne dois pas rentrer dans ce cercle de gens. Me laisser entrainer. Il faut m’en couper. Aider le prolétariat et les prisonniers que le système créé, sans en être moi-même… Je ne dois pas être un prisonnier. Plus l’être. Je l’ai été, point. Le bus franchit la porte de la Chapelle.