C’est étonnant de découvrir l’endroit où on a vécu pendant des années. Cette fois-ci j’ai franchi le hall d’entrée de l’appartement et suis entré vraiment. Ma sœur me précédait comme une Orphée venue m’emmener au Paradis, qui n’est pas différent de l’Enfer pour moi… puisqu’il me ramène à moi et à mon passé.

Maman me serre dans ses bras, encore. Papa m’étreint, lui aussi. Ils ont envie d’enfin dire « bienvenue » mais ce serait aussi juste que déplacé. On ne parle pas beaucoup, ça ne sert à rien. Je suis là, pour de bon, c’est l’essentiel. Les mots, ensuite, sont de trop. Ma sœur me regarde, me dévisage, dissèque mes gestes, coupe chaque indice de mon état en tranche, soupèse, et devinera ce dont j’ai besoin, sachant reconnaître la plus petite infime faille qui révélerait un mensonge mal empaillé – jamais je ne pourrais lui rendre le dixième de tout ce qu’elle a fait pour moi.

Mais le café et le gâteau faits maison font du bien.

Ma chambre n’a pas bougé. Scellée comme un tombeau, elle s’est arrêtée en 1960 puisque je n’ai pas vraiment eu le temps de m’y réinstaller il y a deux ans. Camus venait juste de mourir, De Gaulle vivait encore et régnait sur le pays, 9 pays africains devenaient indépendants, … et lorsque la porte s’ouvre, un courant d’air balaye tout ça et fait entrer Sartre, qui est encore un peu – mais la nouvelle génération commence à le trouver bien trop présent – le phare de la gauche française, De Gaulle est remplacé par Pompidou et ce n’est plus la décolonisation qui occupe les esprits (la guerre d’Algérie est terminée depuis 10 ans, maintenant) mais les non-alignés qui tentent de rompre la bipolarité du monde post-Deuxième Guerre Mondiale sur fond d’horreur nucléaire. Que le caveau soit vidé de ses spectres, que la pierre soit roulée de nouveau, un revenant vient y passer quelques nuits. Jusqu’à quand ? Il ne sait pas.

La plus jeune de nous deux, elle, n’a pas quitté la maison. Si j’osais je lui chanterais « Céline » de Hugues Aufray, « pourquoi n’as-tu jamais pensé à te marier ? », à t’en aller d’ici, même pour vivre seule, tu as 31 ans il est grand temps de trouver un mari et de faire les enfants dont tu rêvais, adolescente. Mais si elle ne m’en parle pas c’est qu’il doit y avoir quelque chose. Je n’ai pas à forcer ses confessions. Je suis le grand frère mais je n’ose la bousculer ; elle a tant fait pour moi que, malgré nos deux années de différences en ma faveur, je lui ai comme remis mon droit d’ainesse. Le droit au silence découlera. Et puis je dois m’avouer que je suis heureux qu’elle soit là dans la maison des parents. Elle qui venait me voir chaque semaine à la Santé et dès qu’elle pouvait à Melun, elle qui fut mon lien privilégié avec l’extérieur, elle peut-être pour qui je n’ai pas terminé pendu au bout d’un drap servant de corde, parce que je n’avais pas le droit de la faire souffrir.

Je reconnais mon lit, mes livres, mes disques dépassés maintenant, des artistes aujourd’hui parfois oubliés, mais suis-je chez moi vraiment, ne suis-je pas en train, telle Boucle d’Or, d’usurper la place d’un autre je que “je” fus il y a si longtemps…

Je regarde le livre posé sur la table basse, près du canapé : John Awskin, Mon autre moi (et vice et versa),traduction française de l’anglais (australien) de Mynomohym.

— C’est toi qui lis ça ?, demandé-je à ma cadette.

— Oui ! C’est un roman, l’histoire d’une femme qui reçoit par erreur un courrier destiné une homonyme et découvrant ainsi par hasard une terrible histoire qui met cette femme en danger, décide de la retrouver pour la sauver.

— Un roman…, fais-je avec une petite moue désapprobatrice.

J’évite cependant de lui faire un procès contre la littérature, car je sais qu’il peut en exister une bonne, qui ne soit pas simplement de divertissement. Je profite plutôt de l’occasion pour parler un peu d’elle, du moins effleurer le sujet pudiquement :

— Et toi ? Tu ne voudrais un jour faire quelque chose de tes propres mains ? Participer à l’Histoire ? Réaliser quelque chose d’extraordinaire ?

Je me rends compte instantanément de la mauvaise foi et de l’ingratitude de cette question : n’a-t-elle pas voué son temps à me soutenir ?

— Venez manger, c’est prêt !, nous crie chaleureusement Maman.

Le soleil s’est couché, il faut manger, boire, profiter des petits plaisirs de la vie et ne penser à rien. Demain, on verra. Demain tout commence pour une deuxième fois.

Bande sonore : Hugues Aufray, « Céline » [1966]