Il m’a semblé important de le revoir et de parler avec lui, peut-être pour la première fois malgré toutes celles cependant où nous avons l’occasion de le faire, car dans un contexte différent et nouveau pour nous. Là où les hommes sont décevants, n’est-il pas normal de monter (au moins essayer), un étage au-dessus ?

— Vous ici ? Quelle surprise ! Quel plaisir !

— Bonjour, mon père, j’espère que je ne vous dérange pas.

— Voyons, mon enfant, lorsqu’une brebis est retrouvée n’a-t-on pas le devoir de laisser les 99 qui n’ont pas de problème quelques temps ?

— Sans doute. Je vous remercie.

— Viens. Ne restons pas dans la cuisine. Tu vois, l’endroit n’est pas très accueillant mais nous ne manquons de pas grand-chose, de rien d’essentiel en tout cas : la joie de vivre ! Viens près de la cheminée nous serons plus à même de discuter ! Depuis combien de temps ne t’ai-je pas vu ?

— Je suis sorti de Melun il y a un an et demi, maintenant…

— Tout ce temps ! Un an et demi que tu as regagné la liberté !

— Non…

— Comment ça : non ?

— Je suis sorti avant-hier de la Santé.

Il me regarde avec un air étonné et dur sans l’être, c’est étonnant, je ne connaissais pas cette expression faciale chez les gens.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ma première sortie n’a pas été facile…

— Tu étais pourtant un détenu modèle. On ne t’aurait pas confié la bibliothèque, sinon.

— Non… pas un modèle. Jamais. Même si j’aurais souhaité l’être. Un saint souillé… un martyr meurtrier, peut-être.

» D’abord, j’ai bien voulu être une espèce d’ascète dans ma chute et ma juste condamnation. Ainsi, je ne voulais pas demander de grâce (je n’y aurais pas eu droit de toute façon en raison de la nature de mon acte), ni de remise de peine, ne serait-ce qu’une liberté conditionnelle ou semi-liberté. Mon avocat se fâchait parfois, me faisait du chantage affectif en me disant de penser à ma famille. Je voulais supporter ma peine comme un ermite accepte les privations de toutes sortes, mais je n’avais personne qui voyait mes “efforts”. Seulement la famille et mon avocat qui ne comprenaient pas, même si mes proches ne me disaient rien. Je voyais bien dans leurs yeux (on dit tellement sans rien dire), et dans les lettres de ma maman… Et puis le temps faisant, j’ai accepté tout ce que l’on m’offrait, tous les recours, sans plus rien objecter… Comme les autres.

» Vous savez, j’en ai vu qui avaient avalé n’importe quoi pour que le système carcéral les écoute. J’en ai vu se mutiler pour avoir simplement la possibilité d’aller voir le médecin. Qu’il se passe quelque chose. Avoir quelqu’un à qui parler. On les refoulait pour simulation. Ils n’avaient rien de grave sur leur corps. Et puis quand c’était grave, c’était trop tard… Mais n’est-ce pas aller très mal, en soi, déjà, que d’avoir besoin de parler, de faire la queue pendant une heure, pour voir même trois minutes un médecin indifférent et fliquant, flanqué d’une infirmière flippante ? Ce témoignage d’une extrême solitude, dans un endroit où pourtant être seul de temps en temps serait un luxe, relève-t-il d’une misère qui est détachable du corps qui la contient ? Moi-même il m’est arrivé de me taper la tête contre un mur, à vouloir me blesser pour ressentir quelque chose de différent de l’attente… Souffrir donc exister. Et puis on ne peut pas être un modèle en prison. Il faudrait une force surhumaine.

Bien-sûr qu’il sait tout ceci et qu’il m’écoute seulement parce qu’il a compris que j’avais besoin d’en parler, que viendrais-je lui apprendre ? Et je continue de le faire comme une digue vient de craquer et déverse le liquide puant qu’elle contenait.

— Même en tant que “bibliothécaire” – c’est un bien grand mot pour les livres que j’avais à gérer – vous savez, il m’était difficile d’échapper aux camps. On me demandait de faire passer des messages dans les livres. Lorsque j’en voyais, je devais faire l’intermédiaire, sans que les matons ne le voient, et si je ne le faisais pas… Vous savez, je peux vous le dire franchement maintenant que je ne suis pas dans cet univers de fous, j’avais même peur de vous, que vous parliez aux autres, que vous soyez un agent des matons…

— C’est vrai ?

— Oui. On apprend à se méfier de tout en prison. Rien n’est gratuit. Enfin, au début j’essayais d’être sans histoire, d’être neutre, de ne pas faire de vague. Je ne voulais aucun conflit avec mes codétenus, et aucun non plus avec les surveillants. Je me disais que c’étaient des hommes qui travaillaient, qui avaient besoin de vivre, que dans toute société il faut des gens qui fassent ça. Certains, …presque tous, je pense… avaient fait moins d’études que moi, c’était sans doute des gars simples, des parents, peut-être même des chics types une fois dehors, et si j’étais respectueux, je n’aurais aucun problème. Je pensais au début que mes plus grandes difficultés seraient celles qu’on imagine aisément : la privation de liberté, la promiscuité, l’hygiène, l’odeur dégueulasse du Crésyl, …tant que ça sentait le Crésyl ça ne sentait pas la pisse, c’était déjà ça… Bref, qu’en étant respectueux, les gardiens seraient routiniers avec moi, neutres eux aussi, même s’ils ne m’adresseraient aucun mot gentil pour autant. Et qu’ils m’éviteraient leurs abus de pouvoir, les humiliations. La plupart étaient corrects. Bêtes pour certains, mais corrects. Et d’autres…

— Il y a partout…

— Oui, et c’était difficile cependant de prendre sur soi, face aux brimades gratuites, toute cette bêtise avec du pouvoir. Pour certains de ces cons on se demandait de quelle côté de la grille était le plus dangereux. Et lorsqu’on est traité comme des chiens, alors on se dit que si on est vu comme un chien, dès que le connard baisse la garde on va le mordre comme un chien jusqu’à ce qu’il en crève… La peur me retenait, ou la raison, appelez-ça comme vous voulez. Ils étaient minoritaires, certes, les salauds. J’aurais pu me tenir tranquille, et prendre sur moi, accepter ça comme une épreuve de plus pour payer ma faute – je n’ai jamais nié celle-ci – même si je ne voyais pas en quoi m’humilier servait à qui que ce soit. Mais bref. Le problème est que dans l’univers carcéral on ne peut pas être neutre. Aux yeux des autres si je n’étais pas du côté des miens, des prisonniers, j’étais de celui des geôliers. Je ne pouvais pas dire que j’étais avec les bons matons et les bons détenus, qui avaient compris que dans les conditions qui étaient les nôtres il fallait faire cause commune. Essayer de faire en sorte que ça se passe pour le mieux, le temps qu’il fallait. Peut-être même revendiquer en commun, comme ça pourrait avoir lieu. Puisqu’on était tous dans la même prison. Et si ça pue la merde pour celui qui dort dans la pièce, ça pue aussi la merde pour celui qui doit l’ouvrir, la fermer et l’inspecter… Mais aux yeux des gros bras, non seulement tu dois choisir le camp des détenus et prendre une part active dans la lutte contre les matons et leur système, mais décider aussi de ton camp au sein des détenus. On ne peut pas rester hors des luttes, c’est impossible. C’est naïf. La prison est un monde pourri, ou le désœuvrement laisse tout le temps à certains à ne penser qu’à leurs combines grandioses (s’évader) ou médiocres (avoir plus à manger, sodomiser celui-ci ou celui-là, emmerder tel maton…). Même à vous j’avais peur de dire ça. Je m’étais fait avoir, au début.

» On est seul, on arrive pas à dormir dans les cellules, dans le froid parfois, et les draps portant encore les traces de la frustration sexuelle de celui qui a dormi dedans avant vous, si ce n’est pas le reste d’une rêverie à vous qui colle les mailles entre elles. Alors on parle. Et tout se sait et sert contre vous. J’ai compris les pièges à éviter, car avec mauvaise foi, si quelqu’un vous veut du mal, il y arrive. Pourtant on a besoin de parler en prison, vous n’avez pas idée ! Même au parloir on ne peut pas parler librement. Le seul moment où j’avais quelque plaisir c’était à la bibliothèque lorsque je pouvais lire et lorsque j’écrivais les lettres pour les analphabètes. Même à des gens que je ne connaissais pas, c’était un divertissement. Même lorsque certains élucubraient des codes secrets et des conventions que je devais respecter dans le choix des mots ou des phrases, pour faire passer des messages qui berneraient la censure… C’est sans doute l’écriture et mes compétences en la matière qui m’ont évité bien des ennuis. La sodomie en tout cas, même si je n’ai pas échappé à tout…

Ma lèvre est presque en sang, déchirée par ma gêne. Le père a posé sa main sur moi, en signe de soutien, n’imaginant pas, dans sa bonté naïve, que le contact humain, aux souvenir d’autres, n’était peut-être pas le mieux venu. Ou avait-il raison car il ne me gêne pas, il y a des nuances et des intentions qui colorent et changent la nature de nos rapprochements.

— Je ne vous ai jamais parlé comme ça, n’est-ce pas ? Même si nous parlions beaucoup à Melun. Nous devions tous être des vrais moulins à paroles. Même sans croire à Dieu, un aumônier c’est une oreille, et ça vaut bien tous les dieux. Mais ça fait du bien. On n’a pas le droit de dire ça dans la société, les gens biens trouveraient que c’est avoir trop de toupet que de se plaindre, alors que… Alors que quoi ? Qu’ils ne vous ont pas tué eux-mêmes en appliquant la Loi du Talion ? Non pas eux-mêmes : ils ne sont pas assez courageux. Qu’ils n’ont pas laissé la Société (c’est mieux, c’est à responsabilité diluée, une société anonyme) se débarrasser de vous… Qu’ils vous ont laissé le droit de respirer encore, comme eux, mais en cage comme on laisse en vie les animaux qu’on ne veut pas manger et qu’on accepte de nourrir, mais suffisamment loin si possible d’eux et de leur vue.

» Je ne me suis jamais confessé, vraiment je veux dire, vous savez. Même enfant, je mentais en confession, inventant de petits délits ridicules pour taire les plus grands au prêtre. Dieu devait, de toute façon, tout voir et s’il savait, je n’aurais qu’à m’arranger avec lui. Il devait être plus coulant que les hommes d’ailleurs, puisqu’il ne me punissait pas pour autant…

— Dieu connaît les cœurs, les hommes doivent se débattre dans les apparences, c’est pour ça qu’ils sont plus féroces. De peur d’être plus faibles, peut-être.

— En tout cas, en matière de confessions, j’ai pris le parti d’être honnête au prétoire. Je ne révélais rien de grave aux autorités de la prison, mais je leur montrais que mes actes n’avaient rien contre eux. J’avais participé à telle rébellion pour ne pas me faire marginaliser. Ils comprenaient. Je voulais être néanmoins puni de la même façon que les autres pour ne pas éveiller de craintes. Ils acquiesçaient. Mon niveau de français leur laissait me faire la faveur de la bibliothèque et ses répits ; je préférais ça à d’autres services : je n’aurais pas pu aider le médecin, je déteste le sang ; le pauvre détenu coiffeur devait massacrer les gars qui allaient au mitard sur ordre des gardiens, il se faisait détester et n’y pouvait rien… il nous le disait à chaque fois, mais on lui en voulait quand même dès qu’on osait se regarder (rarement…) ; la distribution de lait, c’est trop rapide comme tâche ; etc.

— Mais pourtant, cela ne s’est pas trop mal passé. Tu étais bien vu à Melun.

— Oui, j’ai domestiqué mes conditions de vie. J’ai appris à y survivre. Mais quelle image vouliez-vous que j’aie de la société en sortant ? J’avais un casier judiciaire qui me marquerait à jamais comme prisonnier ; elle ne me laisserait jamais quitte. Je ne pourrais jamais gagner bien plus que les 1000 francs qui me permettraient à peine de survivre. M’obligeant à manger dans la main d’exploiteurs qui savent bien que je ne peux pas faire le difficile avec ce boulet au pied, mis en concurrence avec de pauvres gars qui viennent de la Péninsule ibérique ou du Maghreb et qui ont tout quitté pour espérer toucher ces 1000 misérables francs que je ne n’aurais jamais pensé être heureux de gagner avant d’aller en prison. Quelle image pouvais-je avoir de la société, alors qu’elle m’avait obligé à faire mes besoins devant les autres pendant des années ? Ça lui coûtait combien de me laisser avoir une porte…

— Il faut éviter les suicides…

— Pourquoi on se soucie tant qu’on vive si c’est pour nous obliger à survivre comme des bêtes ? J’ai pendant longtemps pensé que les règles du jeu dans la société c’était d’accepter le système pour ne pas aller en prison. Mais qu’une fois qu’on y avait été, c’était fini : on était à jamais écarté. Puis à partir de ce moment, c’est la lutte entre le système et sa victime… ex-coupable… je veux dire, vous voyez : à égalité. Une fois entré dans cette logique, c’est ‘eux’ et ‘nous’. On a envie de sortir, d’oublier, de refaire sa vie, mais sa vie on ne la refera pas pareil. Y’a une main qui nous tient la tête dans l’eau et qui nous laisse à peine respirer ; alors si tu veux t’en sortir faut prendre la place de la main, parce qu’on n’a pas la possibilité de s’expliquer avec elle. On peut juste la mordre, sortir la tête de l’eau et y mettre la sienne de tête, à elle… On est entré dans le cercle de la violence. Je suis entré en coupable en prison / je suis ressorti en coupable, lavé de rien, sali au plus profond de moi-même, et la société avec moi aussi était coupable et sale. Je suis ressorti avec la rage. Mais je n’avais aucune envie de faire partie d’une bande de minables. Je n’étais pas frère pour autant des voleurs, des arnaqueurs, des criminels. Je n’étais pas un dérangé mental, peut-être un dérangé social… mais seuls les mouvements politiques non seulement ne me jugeaient plus, mais me donnaient un rôle, en même temps que de quoi éponger ma colère. Je me suis fait reprendre à refaire de la politique dans des mouvements violents. Je n’ai fait que participer à des bagarres, on nous avait provoqué. Je n’aurais eu que du sursis, pas grand-chose normalement, mais j’étais déjà marqué, même si ce n’était pas la même chose, rien à voir avec la première fois, vous savez ce que j’ai fait ?

— Non, nous ne savons pas. Nous allons vers un fils comme un être humain, et c’est tout ce qui importe. Seuls les cas les plus dangereux nécessitent des avertissements et des précautions. Ce n’était pas ton cas…

— J’aimais bien parler avec vous. Je n’ai pas la foi. Je ne comprends rien, au fond, à votre Dieu. Je n’ai jamais connu que le Dieu monotone et litanique de la tradition. Je vois l’idée derrière le rite, mais l’idée ne fait pas la foi. Vous ressentez quoi, vous ? C’est une vibration ? Ce sont des visions ? Ça se manifeste comment, vraiment, la foi ? Je n’ai jamais rien ressenti. Ou du moins j’ai ressenti des choses fortes, mais les mêmes qu’avec des hommes. Je suppose que sentir Dieu c’est autre chose que de voir son équipe marquer un but important ? C’est autre chose que de sentir la chaleur des bras de sa mère et de sentir la sécurité de la présence de son père ? Je suppose que c’est plus que de tomber amoureux d’une femme ? Plus fort que de goûter le soleil en Algérie lorsqu’on revient…

— C’est même plus fort que la synthèse de tout ceci !

— … Ah oui, j’oubliais l’Algérie. A ça aussi je pensais à ma sortie de prison. Lorsque j’étais là bas, je haïssais les fellaghas et je n’avais pas de pitié pour eux. Et quand j’ai appris ce qui s’était passé par la bouche des camarades algériens qui m’ont raconté ce que nous avions fait, j’ai eu encore plus le dégoût de cette société. Pourtant j’ai été élevé dans l’amour du drapeau tricolore. Mon père avait choisi d’immigrer vers Paris, rapidement, lorsque Hitler s’est fait conquérant. Dès les Sudètes mon père avait pressenti qu’un jour l’Alsace serait réclamée au sein des frontières de la Grossdeutschland. Et pas de peur que ma maman, qui avait un vague petit quart de sang juif, ou moi-même, qui en avait un huitième, soyons ennuyés, puisque si ma maman avait pu laisser entendre qu’elle était un peu juive à une époque où elle croyait que ça pouvait servir la famille… nous avions peu de (mal)chance d’être un jour traités de juifs. Mais parce qu’on était Français – mon père est rémois – et qu’on le resterait quand bien même il fallait quitter notre domicile et la région où mes parents s’étaient connus et où ma maman était née. Enfin la France du 18 juin ça comptait pour moi, dans mon imaginaire personnel. Et là, voilà le vrai visage que m’offrait la France victorieuse du nazisme. Même si de Gaulle a accepté de se retirer d’Algérie. Peut-être que Hitler aussi aurait accepté de rendre les Sudètes en 1945, acculé par la raison… Vous savez un homme qui brise ses rêves par terre et qui se coupe avec, c’est un peu un taureau criblé de banderilles qui décide de tout casser le labyrinthe plutôt que de s’y perdre poliment !

— Mais vous l’avez dit vous-même : vous êtes dans le labyrinthe en spirale de la haine…

— Et c’est pour ça que je viens vous voir, mon père. Maintenant que je suis sorti de la prison, que je peux vous parler pour la première fois, sans rien craindre de vous, parce que je vous fais confiance et que vous n’êtes pas sur le même terrain que les hommes, les autres. Est-ce que vous pourriez m’apprendre la foi ? Qu’elle m’apprenne à ne pas haïr. Il faudrait un miracle pour que je puisse quitter la route de la haine, voie à sens unique où les demi-tours sont interdits. Ça fait sonner les avertisseurs quand on essaye de freiner… Si au moins la foi pouvait m’aider à vivre mon engagement politique, peut-être même un engagement politique radical, mais me permette de la vivre en homme et non en monstre, comme ils me l’ont fait devenir !

— Je ne peux pas vous apprendre la foi. Ça ne s’apprend pas par cœur. Ça ne se récite pas. Ça ne se dit même pas et je ne peux pas vous l’expliquer. Ça se cherche. C’est un cheminement, mon fils. Il est long, mais il peut nous mener loin !