Il faut rentrer. La station de métro Saint-Jacques se trouve quelque part près d’ici : on entendait faiblement les métros passer dans l’obscurité des insomnies. Je n’ai jamais su de quel côté venaient ces bruits, et je n’ai jamais demandé. Peu à peu j’ai affiné mes écoutes et en suis arrivé à la conclusion qu’ils venaient de « vers là ». Une fois dehors je ne sais plus où il est ce « vers là », et s’il n’y avait pas les rails suspendus visibles au milieu du boulevard Saint-Jacques, je n’aurais pas réussi à trouver la direction. Que je prends.

Or, une fois arrivé au boulevard, cinquante mètres plus loin il faut que je trouve le bon sens vers la station la plus proche, Saint-Jacques. J’ai une chance sur deux, en suivant les rails, et d’une station à l’autre il n’y a pas non plus trop loin, mais je lève tout de même les yeux sur l’horizon pour tenter de voir l’entrée de celle qui est la plus proche, avec son inscription verte sur fond jaune. J’appréhende un peu de laisser entrer dans mon champ de vision tout cet espace, pour éviter d’avoir à nouveau le malaise, comme il y a deux ans. Un récidiviste m’en avait parlé avant ma sortie : « une overdose d’espace. Devant ce spectacle tu voudrais bouffer tout l’air, tu respires plus fort et l’air te monte à la tête. Ça tourne, on dirait que tout vacille, que tout coule. Alors faut fermer les yeux pendant quelques minutes, s’asseoir et puis ça part comme c’est venu ». Je n’avais jamais vraiment cru que ça pouvait m’arriver, à moi ! Et pourtant, je l’ai connue cette sensation, en sortant après des années d’enfermement. Cette fois-ci je pensais que ça irait, que j’étais rôdé, que je saurais gérer. Mais je me suis pourtant bien gardé de tenter le Diable et de regarder trop loin devant moi, là je n’ai pas le choix. Il y avait d’autres choses que j’avais cru ne jamais découvrir…

Un homme approche, je vais lui demander « où se trouve la station Saint-Jacques, s’il vous plait ? » La réponse me vient d’une voix de femme. Je la regarde subitement, avec un recul d’étonnement ; elle recule elle-aussi, un peu, devant ma réaction. Puis m’indique brièvement la direction. Je la remercie et lui offre un grand sourire, espérant la dédommager de lui avoir fait peur. Elle sourit en retour et ses petits yeux noirs en amande prennent vie tout d’un coup, brillant d’un petit éclat de lumière. Tout va bien mon grand, tu n’es pas un monstre.

Rassuré, je lui demande encore la distance.

— On la voit, juste là.

Effectivement, ma question était bête, je l’aperçois bien dans le prolongement de son index tendu vers elle. Ça fait peut-être des années qu’elle passe par ici, et sans doute cela lui paraît-il évident. Elle me souhaite une bonne journée, sans doute effrayée que je sois si bizarre. Après tout, qu’importe pour elle, ce n’est pas un endroit unique pour se balader, pourquoi calculerait-elle toutes les distances de ses marches comme on connaît par cœur celles d’une cour grillagée ? Il faut vraiment que je me rééduque à la liberté…

Déjà je ne vois plus que son dos s’éloignant sur le trottoir. Je ne lui ai pas dit au revoir. Elle non plus d’ailleurs, et la brièveté de notre liaison m’attriste. Elle sentait bon, c’était une femme, elle était belle. J’aurais voulu l’emmener ou bien encore l’accompagner si elle l’avait voulu, nous aurions parlé. De tout de rien, du monde du Dehors. Elle m’aurait entretenu de ses soucis ; j’aurais été de nouveau au courant des soucis des vrais gens. Mais je lui demandais juste le chemin, pas de le suivre avec moi. Je repars tout seul et bientôt elle n’est même plus dans mes pensées : ainsi vit-on en ville – on fait partie pendant quelques minutes d’un groupe qui se dissout rapidement, atomes séparés de leurs molécules éphémères et repartis seuls dans le grand bazar de la matière ; peut-être se recroisera-t-on sans se reconnaître, comme si Quelqu’un avait rebattu les cartes et nous avait tous fait repartir de zéro.

Je n’ai pas le malaise mais c’est vrai que mon ventre est entièrement noué, que mes yeux ne s’en croient pas eux-mêmes, que les voitures défilent à une allure telle que j’ai l’impression de redécouvrir le mouvement. La station de métro se rapproche (ou l’inverse : je me rapproche d’elle). J’ai aussi envie de vomir, mais je me force à ne pas y penser, pour ne pas trinquer dans la douleur à ma nouvelle vie.