Banlieue parisienne, en mars 1972.
Je rentrai du travail pour un jour qui s’apprêtait à être des plus banals s’il n’y avait eu cette enveloppe glissée dans la boîte aux lettres, ces mots mal écrits comme du dernier soupir d’un mourant : je suis désolé. Il me fallut à vrai dire, une bonne partie de la soirée pour essayer d’en retrouver l’auteur anonyme, pour tenter de me remémorer des fautes commises récemment contre moi et si, les jugeant suffisamment graves pour être susceptibles de provoquer du remords – c’est à dire assez importantes pour que la conscience du fauteur ne les expédie pas dans ses oubliettes dès le prochain événement survenu – leur y associer la personne coupable envers moi. Bien des candidats à la blessure auraient pu être envisagés. Même pour celles, apparemment anodines et que l’on sent s’ouvrir chaque jour en nous mais qui éclatent comme des bulles du fait de leur peu de consistance. Cependant le style laconique de l’excuse (ou plutôt était-ce un aveu de mauvaise conscience plus qu’autre chose !) les excluait un par un : ceux-ci auraient été plus habiles.
La ville nous met au contact rapide, éphémère et quotidien de centaines de gens que nous ne reverrons ou ne reconnaitrons jamais. Ces gens ont sans doute un vague vernis de savoir-vivre (vite fondu aux moments critiques de luttes urbaines, comme entrer dans un wagon de métro en heure de pointe) mais pas vraiment d’égards envers nous parce qu’ils n’ont pas intérêt à nous respecter dès lors qu’il n’y a pas de risques à mal se comporter avec quelqu’un : nous sommes tous, dans l’anonymat de la foule, des obstacles les uns pour les autres dans un espace limité, nous n’avons pas peur de ce que ce qu’Autrui pense car au moment même où l’homme-objet apparait il n’existe déjà plus, remplacé par un autre. Ainsi leur regard ne compte pas puisqu’il n’a qu’à peine le temps d’exister. Il est donc difficile de rester poli, aimable, d’en appeler à la raison d’autrui surtout si “l’échange” se déroule entre deux stations de métro, à un arrêt, entre deux rues, derrière la vitre de deux automobiles ; on ne dit rien en une minute, on ne dialogue pas dans un instant et la violence, larvée ou réelle, reste le moyen le plus efficace d’interagir dans un laps de temps aussi court. Dans la communauté chrétienne le prêtre réunit ses ouailles en conflit et joue le médiateur. Il tente de recoudre ensemble tous les bouts de tissus qui s’effilochent afin que la toile soit la plus belle possible, à la gloire de Dieu et au bonheur de tous… Sa patience doit être à toute épreuve (soixante-dix sept fois, n’est-ce pas ?), y compris des rechutes car si tisser est long et délicat, déchirer est si vite arrivé. On peut bien inventer des médiateurs seulement humains, sociaux, ils n’auront jamais la même efficacité !
Et dans les rapports urbains, évidemment, je suis âgé, je n’ai pas une carrure d’athlète et je ne peux me permettre d’exercer une pression physique sur mon prochain dans nos heurts cycliques. On m’a donc bousculé ce matin, comme tous les jours ; un véhicule m’a refusé le passage alors que je voulais traverser à pieds et que la bienséance autant que le code de la route me donnaient la priorité ; on m’est passé devant sans gêne à l’entrée de la rame de métro ; enfin, il y a aussi toutes les micro-joies, les petits sourires, les attentions d’un instant, je ne voudrais pas noircir le tableau de la ville. Nous vivons tous ensemble malgré tout, nous y sommes plus libres (effet positif de notre enfouissement anonyme dans la masse) et y échappons à la pression du petit groupe familial et villageois. Je pensai juste, donc, que le petit mot ne pouvait venir d’une de ces micro-interactions, serait-ce d’un des voisins, puisque je ne les connais pas vraiment au-delà de nos salutations polies dans la rue.
Je fouillai donc plus profondément, rentrant dès lors dans le cercle des blessures plus importantes, de celles qui laissent des cicatrices et une vague rancune vengeresse, celles qui font de l’innocent aveugle et généreux, l’homme trop sage et trop mesuré… Un seul avait fait de cet homme heureux devant qui une ligne droite indiquait la direction du bonheur, un être à la dérive… Un seul avait su faire éclore un vieillard solitaire et malade d’une si belle chrysalide. Un seul n’aurait pas assez de courage pour voir les restes de ses saccages, et pas assez de force pour affronter l’irréparable. Un seul désormais pouvait être suspecté de remords. Je comptais sur mes souvenirs et mes doigts pour me dire si l’hypothèse était plausible. Résultat : oui, il pouvait bien être sorti de prison, celui-ci.