Je m’assis sur une chaise en bois grinçant, déchirant de son craquement ce brouillard glacé et mon cœur. Je m’écroulai plutôt sur celle-ci et ce craquement ne fût peut-être qu’un euphémisme comparé au fracas de ma douleur. La table s’étalait devant moi de sa masse inerte et je mangeai un repas tiède à l’imperceptible limite du dégoûtant. Pourtant je mangeai encore et encore de ses aliments qui entraient en moi pour venir tomber dans mon estomac ; une machine à laver hors d’usage et qui tourne pour rien, et qui tourne sans arriver à sortir tout ce qui rentre encore, qui finit par gonfler et être tiraillé par une force centrifuge : j’avais mal. Pour compenser quoi ? Le vide et la haine.
J’essayai de me laver, je n’y arrivai pas – j’étais propre et pourtant je découvrai à chaque fois ce même visage composé de deux yeux bleus délavés, d’une longue barbe blanche accrochée à une peau usée et plissée de toute part, érodée par le temps et la tristesse, ponctuant un corps tassé déjà par la vieillesse. Ce qui m’attristait le plus c’était les yeux : ils brillaient naguère, lorsqu’ils croisèrent les yeux de Christine, feue ma femme ; ils ont pleuré de joie à la naissance d’une fille, puis d’un garçon. Ils sont maintenant comme des billes – j’avais des billes agate brun et bleue que j’imaginais, enfant, pouvoir me mettre à la place des yeux au cas où je perdrais les miens – ternies d’avoir roulé sur trop de parties – combien furent victorieuses ? – victorieuses selon quels critères ? – Qui décide des critères pertinents et prend les mesures d’une vie ?
Je n’en puis plus. Je me couchai sur le canapé parce que je n’avais rien de plus bas au-dessus du sol, c’est le monde qui tournait à présent et j’étais aspiré, muscles essorés de toute énergie. Je me sentai partir, enfoncé dans le tissu, et ce fut comme si mon être se désagrégeait peu à peu au fur et à mesure que mon corps rapetissait, l’engourdissement gagnant du terrain de victoire en victoire sur mes forces. Et aucune sensation n’étant capable de me fournir des nouvelles des extrémités, toujours plus proches. Comme si mes pensées pourrissaient de n’être plus alimentées au point de se concentrer bientôt en une douleur planante au-dessus de moi, mais quoi ? – Plus qu’une extension du bout de tissu qui a englouti une vie. Aux brefs moments où je me reprenais, un poids aussi discret et pernicieux que violent et efficace me plaquait sans cesse, achevant un peu plus les contre-attaques de ma volonté qui bientôt devrait se disperser au vu de la débandade. Je pleurai toute la nuit de larmes déjà tant versées, ces quelques larmes ayant seules réussi à me clouer au monde. Dans une excavation de ma vie, je n’étais nulle part mais à côté de tout, à peine respirais-je quand mon esprit travaillait dans l’ombre. Tout s’arrêta une nuit puis dix jours passés lentement en pyjama, toujours plus en jachère de jour en jour, coupé du temps et de l’envie de quoi que ce soit. Je vivais comme dans un cauchemar perpétuel qui me poursuivait, l’impression d’être un puceron au fond d’une piscine vide et assez étroite, étouffante et angoissante de vacuité, à la paroi d’un blanc glissant et éclatant et si haute qu’il était impossible de s’y agripper pour retourner hors de l’eau car il y avait de l’eau en même temps que pas, selon le point de vue ou le moment. Parfois un siphon s’ouvrait sous mes pieds et un tourbillon se formait qui m’emportait sans que la paroi lisse de ce lavabo géant ne m’offre de prise. Je tournais, je tournais, et tombais dans le noir de mon sommeil agité et fiévreux. On sonnait parfois mais je n’existais plus, sauf une fois pour la voix de l’aimée et le docteur vint me rentrer dans tout ça, mon corps, l’existence, le temps et des choses à faire comme vivre.