On arrive toujours, cependant.

Le train m’a déposé à Toulouse, que j’ai visitée pendant l’après-midi, avec son rose si omniprésent qu’il en devient enivrant. Me donnant le vertige. Créant en moi la sensation d’insécurité comme lorsqu’on est loin de chez soi et proie à tous les hasards possibles. C’est idiot, je suis juste dans une ville un peu plus loin de chez moi. Française, qui plus est ; que ressentirais-je à l’étranger s’il m’arrivait un jour d’y aller ?

En compagnie bientôt de Michel Le Bris qui m’a rejoint.

— Oui, j’ai appris que tu avais fait faux bond aux camarades de Paris. Haha ! Je ris à imaginer de voir la tête des grands chefs minuscules, part-il dans un grand rire malicieux, sans doute heureux que je le suive dans ses écarts libertaires.

Comme je vais pour commencer un début de justification, il m’arrête aussitôt.

— C’est bien que tu ailles au Larzac ! Comme établi tu ne trouveras pas mieux ! J’y vais régulièrement. D’ailleurs j’y étais ce week-end [1er et 2 avril], pour l’opération « fermes ouvertes ». On va s’y croiser. J’ai l’impression qu’il se passe vraiment quelque chose là-bas, quelque chose de différent de Mai [68], sans doute de moins spectaculaire et donc de plus durable. Les paysans ne sont pas des phraseurs, des intellectuels ignorants qui amoncellent des tonnes de théories pour ne rien dire. Ça ne fait pas longtemps qu’ils parlent, d’ailleurs. Tu arriveras sans doute trop tard pour pouvoir constater l’avant et l’après mais je peux te dire qu’ils changent, ça bouillonne dans leurs têtes. Et c’est très intéressant.

Je sens que le sujet le passionne et il me donne un avant-goût de l’effervescence qu’il me décrit avec les tumultes intérieurs qui semblent naître en lui lorsqu’il évoque cette « affaire ».

— Je ne sais pas si ce ne serait pas mieux de te laisser débarquer dans ce milieu si particulier, vierge de tout grille de lecture. Mais je suppose que tu as déjà eu des rapports de je ne sais quelle “commission politique” ou autre foutaise, qui t’aura dit ce que tu dois voir. Et puis tu as vu assez de choses pour savoir te faire ton idée par toi-même, y compris contre la mienne. Au contraire ça m’intéresse que tu voies comment j’analyse les événements pour que tu puisses me corriger lorsque nous nous reverrons.

Je hoche la tête pour lui signifier que j’accepte par avance de lui faire mon rapport un jour, donnant suite à cet échange.

— Je vois neuf “groupes” dans les débats qui concernent la région millavoise et le Larzac. 1) les paysans menacés d’expulsions par le projet d’agrandissement du camp militaire ; 2) les ouvriers millavois aux conditions de travail exécrables et menacés de chômage, puisque tu verras que Millau est une ville sur le déclin ; 3) des syndicats assez réticents à toute action : la C.F.D.T. se bouge un peu si on la stimule, la C.G.T. freine ou traîne la patte puisque, comme à Paris elle déteste les gauchistes et que ce sont eux qui ont toujours agité les luttes sociales depuis un an ; 4) nos quelques gauchistes en question, principalement des maoïstes regroupés sous la bannière du Secours Rouge ; 5) les notables et politiques – je ne fais pas de distinguo entre les <abbr title= »Union des Démocrates pour la République »>U.D.R.</abbr>1, les sans étiquettes, et les P.S. : ces gens-là sont des pragmatiques, ils choisiront les solutions qui leur paraissent les meilleures à court et moyen termes, celui de la prochaine échéance politique, sans forcément avoir de ligne clairement définie et suivie sans écart ; 6) une communauté de non-violents installée près de l’Aveyron et qui s’est identifiée avec le combat des paysans pour leur terre ; 7) les partisans de l’identité occitane ; 8) les militaires, et j’entends par ce terme les uniformes présents sur place jusqu’à Debré ; 9) les médias locaux et nationaux.

» Tu as parmi ces groupes des groupes hétéroclites, changeants, malléables : les syndicats, les notables, les médias ; et puis les autres, plus intéressants, les homogènes, parce que leurs logiques sont différentes et se frictionnent. Ecartons l’Armée, sa position est si simple : elle veut l’agrandissement du camp. Pour des raisons pratiques comme pour des raisons de prestige et d’orgueil : on n’a pas le droit de s’opposer au « monopole légal de la violence », Debré en a fait une question de principe et personnelle. Nous reste sur qui nous pencher attentivement : les ouvriers millavois, les maos millavois (qui ne sont pas des ouvriers comme les autres et encore moins des paysans), les non-violents, les occitans et les paysans.

» Sans doute vas-tu t’en apercevoir rapidement, surtout si tu es parmi eux sur le plateau, ce sont les paysans qui sont centraux depuis peu. Depuis le 28 [mars], exactement ! Tu te rends compte ? Tu arrives une semaine après la mise en pratique de ces fictions politiques qu’on ne trouvait que chez Rousseau et Hobbes : la signature d’un contrat social ! Les paysans, d’habitude totalement isolés dans le travail de leur ferme, peu bavards sinon muets, les voilà qui se prennent eux-mêmes en mains, comprenant que les notables ne pourront les aider, c’est-à-dire – je ne sais pas si là aussi tu réalises – bousculant mentalement les schémas de hiérarchies qu’ils ont appris, parce que le monde rural, de par son éclatement, sa « sérialité » comme dirait Sartre, et tous ces gens qui n’ont jamais lu une ligne de la Critique de la raison dialectique découvrent spontanément que c’est cette atomisation qu’il leur faut combattre pour former une association, un groupe uni et fort, plutôt que de se laisser manipuler par les combines qui veulent les diviser, créant des dilemmes du prisonnier entre eux, à savoir qui va accepter de marchander avec le pouvoir, qui va se laisser aller au jeu douteux des notables… Et ils le font sans être totalement aiguillés par les maos, sinon par des non-violents et des partisans de luttes locales contre le pouvoir central, ces derniers se greffant aux combats des paysans, faisant de feu tout bois.

» Il y a donc ce fait premier, fabuleux : la campagne s’organise et la ville peine à le faire. Les ouvriers, même s’ils font quelques coups d’éclats, emmenés par les maos mais divisés ensuite par les syndicats, ne parviennent pas à s’inscrire dans la durée. Ce n’est pas le prolétariat millavois qui mène l’avant-garde des luttes sociales mais des ploucs qui préfèrent suivre un mouvement de syncrétisme entre les Evangiles et Gandhi. Et les maos qui n’arrivent pas à appliquer la « ligne de masse » dans cette affaire, s’épuisent à impulser une violence ridicule et inefficace, là où del Vasto et l’Eglise catholique – tiens aurais-je dû rajouter ce groupe, ou fait-il partie de celui de la Communauté de l’Arche ?2 – sont en train de leur donner une leçon magistrale. Même lorsqu’ils appliquent la non-violence de manière assez limite, je pense notamment aux feux de diversion allumés pour attirer pompiers et policiers hors de Millau pendant qu’ils menaient des actions de sensibilisation dans la ville, ou pire, à l’essaim d’abeilles qu’ils ont fait parvenir en plein bal des « œuvres de l’Armée ». Mais toutes les actions restent festives et ne vont jamais plus loin que de se moquer des autorités !

Je savais Michel bavard et d’un enthousiasme inarrêtable lorsqu’un sujet lui tient à cœur, mais ici ce c’est bien plus que de cœur dont il s’agit, j’ai l’impression qu’il me conte une idylle ! Je n’essaye même pas de faire barrage à ce flot, qu’aurais-je à apporter de toute façon ? Quelle question aurais-je à poser ?

— Regarde ce contraste : le 1er avril dans le Villefranchois, on pouvait lire deux articles côte à côte. D’un côté les évêques rejoignaient le jeûne de Lanza del Vasto et lui apportaient tout le poids de la religion dominante en France, alors que de l’autre la jeunesse millavoise prenait d’assaut le commissariat pour une affaire d’entrées dans un bal. Pendant le jeûne se créé le groupe des « 103 », c’est sans doute la plus belle victoire de l’Arche ; de l’autre côté de la casse, des arrestations, des rancunes et quoi au bout de tout ça ? Je ne te dis pas ça pour enfoncer les camarades, ils ne sont pour rien dans ces émeutes du 25 [mars], mais c’est à l’image de leur action… nécessaire comme préalable mais vain s’il n’y a pas d’autres finalités. Et ce qui naît avec l’épée comment peut-il ensuite se passer de l’épée pour continuer à exister ? Tu sais, c’est le même problème que chez Platon avec ses Gardiens qui doivent être en même temps comme des chiens sans pitié et sans cœur avec l’ennemi, mais doux avec les citoyens. Un régime mis en place par des aventuriers sans peur, peut-il devenir un régime sain et régi par les lois justes ? Alors que ce qui naît dans une telle concorde… Et tu vois avec tous les groupes que j’ai cités avant – et sans doute est-ce un schéma très simpliste malgré la multiplicité des groupes –, dans cette petite région que tu vas découvrir dès ce soir, tu as tout le monde ! Et plus peut-être que le monde abstrait et désincarné par les schémas explicatifs : avec les occitans se rajoutent une « couleur locale » à la lutte, un sentiment de fierté retrouvé. Le patois qui avait été raillé par les notables et les gens de la ville, toujours à vouloir imiter la capitale, redevient un fondement de son identité. On ne se couche plus devant le colon de l’intérieur3, on le force à nous reconnaître comme porteur de droits, on le regarde dans les yeux ! Même les femmes commencent à s’interroger sur l’impérialisme domestique. Oh, il y a tellement d’angles par lesquels cette lutte peut être vue ! Il y a tellement de choses qui se passent sur cette terre en ce moment, depuis que l’arrogant Debré a décidé d’entamer cette bataille ! L’esclave est en train de s’opposer au maître, on revient à Hegel, on reprendra peut-être au point où Marx a débuté sa carrière, on ouvre peut-être un chapitre de l’Histoire où la religion et la révolution riment de nouveau avec la passion de l’homme, loin des froides logiques de la ville ! C’est la campagne, et non pas la Commune – tu vois – d’où va sortir sans doute la prochaine révolution des esprits. Un siècle après Das Kapital peut-être les paysans du Larzac sont-ils en train d’écrire les premiers livres de Die Landbevölkerung (La campagne) ? La Bible politique du prochain siècle ?

Notes

  1. Union des Démocrates pour la République, gaullistes de gauche.
  2. Formée autour de Lanza del Vasto à partir de 1948, la Communauté de l’Arche est une communauté non-violente et œcuménique qui prône et vit en acte la réhabilitation du travail manuel, la méditation, ou l’action civique. Installée près du Larzac, aux frontières de l’Hérault et de l’Aveyron, les contacts entre les paysans concernés par la menace de l’extension du camp militaire et cette communauté atypique eurent lieu rapidement. Les non-violents connaissaient bien le camp pour y avoir organisé des jeûnes de protestation contre l’enfermement des Algériens en 1959.
  3. Henri Lacombe (président de la section aveyronnaise de la F.N.S.E.A.), le 14 juillet 1972, à Rodez, lors de la grande manifestation de soutien aux paysans : « tout un peuple debout, fier et déterminé se rebiffe et dit non ! Nous ne voulons pas devenir une colonie intérieure que l’on utilise au gré du bon vouloir des nantis, le combat du Larzac devient le symbole de la lutte des régionaux contre les abus du pouvoir central ».