J’en suis encore à penser à ce que disait Guy ce midi, lorsqu’Alain vient se mettre à travailler à mes côtés et vient continuer à sa façon la discussion qui ne semble pas avoir été terminée quelques heures plus tôt.

— Le causse rend fou les gens, tu sais ? Tu as connu le petit gars qui a accompagné une amie cet été, qui devait repartir dans la foulée et se trouve encore ici ? Je te le présenterai. Et moi aussi j’ai été envoyé en mission, camarade, me révèle-t-il enfin. Je faisais partie de « Vive la révolution ! » On avait beau se dire libertaires, on était aussi sectaires que tous les autres, tu sais ? Nous aussi on parlait des « masses » et on ne les connaissait pas. On ne connaissait que les étudiants. Nous aussi on se disait prolétaires et nous n’avions que très peu de prolétaires dans nos rangs, mais des bourgeois, beaucoup !

— Pourquoi est-ce que tu crois que je suis en mission ?

— Parce que ton histoire de ras-le-bol de la ville couplée à une rupture douloureuse ne tient pas la route. On ne vient pas au Larzac pour oublier sa vie, on ne vient pas là où il se passe quelque chose : si tout ceci était vrai tu serais parti loin, hors de France. Dans un dépaysement complet et irréversible.

— Et si j’étais venu dans l’espoir secret de faire quelque chose dans ce combat pour redorer mon blason personnel écorné par cette rupture avec Charlotte ? Et si j’avais rêvé tout simplement de rencontrer une fille ici, et de faire ma vie avec elle, loin des bourgeoises délurées et futiles de la ville ? Figure-toi que j’y ai pensé depuis que je suis arrivé : peut-être que c’est autant le dépaysement et le besoin de rupture que la vanité qui m’ont emmené au Larzac et pas en Afrique ou en Asie ou ailleurs ! Je voulais gagner cette bataille, avec les gens du pays, pour qu’elle me voie et reconnaisse qu’elle a fait une erreur en me laissant tomber. Peut-être voulais-je jouer les héros, Alain. Tu vas trop loin en imaginant des missions ou des réseaux secrets auxquels j’appartiendrais.

— Bon, écoute, je fais le pari de te croire. De toute façon ça ne change rien pour moi : j’ai abandonné ces conneries, en même temps que mes camarades bourgeois sont allés faire leur carrière tranquillement dans le système que nous combattions. Que tu sois mao ou socialiste ou ce que tu veux ne change pas. Tu restes mon ami ici mais si je te sens faire de la propagande je t’arrête tout de suite ! Ensuite, si ce que tu dis est vrai, alors il est grand temps que tu commences à t’intéresser aux filles qui te feront découvrir celle qui, parmi elles, sera celle qui te fera oublier cette Charlotte.

Je ne sais pas quoi répondre. Deux choses me bouleversent dans ce qui vient de se passer. Premièrement, je me suis peut-être dit la vérité en croyant mentir à Alain. Deuxièmement, celui-ci a dit que j’étais son « ami ». Pas son « camarade », dans un vague lien de militance commune, mais « ami », parce que c’est moi, parce que c’est lui. Le Larzac nous rend fou, en effet…