Un jour je suis sur le plateau avec l’horizon qui susurre un chant mystique que j’ai l’impression d’être le seul à pouvoir entendre à ce moment-là, avec mes brebis tout autour de moi, et Millau qui s’étend à mes pieds dans son remous de bruits de voitures et de camions. J’ai la chance de goûter à ce petit coin de solitude. Je me souviens que je n’ai pas écrit la lettre ce soir de fête que j’ai terminé dans le lit d’une demoiselle dont je n’ai jamais su le prénom, que je n’ai jamais revu et dont l’odeur s’est évaporée dans mon souvenir quelques heures après.

Je n’ai pas repris contact avec les camarades. Trop de travail, dirai-je, s’il le faut. Surtout peu de motivation, depuis que je me suis laissé entrainer dans la roue d’Alain. Nous partons pour une échappée. Qui me mène pour le moment à des moments de joie comme je n’en avais jamais eus. Et pas que sexuellement – puisque les filles du groupe, libérées de la morale bourgeoise et des carcans de nos préceptes chrétiens oppressants, s’émancipent de toute cette tradition et osent vivre leurs désirs comme n’importe quel être humain devrait pouvoir le faire – mais aussi fraternels. Bien sûr, il est évident que nous n’avons pas la même pression que ressentent les camarades de la ville ou de la capitale, nous n’avons pas sur nos épaules le poids de la libération du prolétariat et derrière lui tout un peuple, voire toute une civilisation mercantile pourrie ; nous ne visons que notre bonheur en vase clos. N’est-ce pas aussi une forme de révolution à part entière ? Pourquoi garde-t-elle un goût de désertion ? Sommes-nous condamnés à payer toute notre vie ?

Nous menons tout de même un combat, ici, en voulant être heureux et jouir de la vie tels Adam et Eve d’avant le péché. Un camarade m’avait tout de même, au détour d’une phrase, sans qu’il ne s’en rende lui-même compte d’ailleurs, certainement, laissé un fort sentiment d’espoir. « Tu sais, même s’ils nous ont avoué avoir poussé un soupir de soulagement lorsque les jeunes du campement de la Longue Marche sont partis après l’été, beaucoup, sans s’en rendre compte, avait repris des formules qui auraient été inimaginables dans leurs bouches quelques temps auparavant s’ils n’avaient pas été au contact de nos idées… On croit qu’on met de l’eau dans une passoire et tu vois que quelques gouttes restent. Avec des gouttes… » Avec des gouttes ont fait germer des grains de sénevé, pensais-je alors, sans oser citer cette référence biblique.1

Et puis même si Guy nous regarde parfois avec incompréhension et désapprobation – quand il est sur le Larzac et non en meeting – sans rien oser nous dire car nous ne sommes pas ses enfants et que nous travaillons sans problème malgré nos cernes et ses absences, je sens tout de même que ce que nous disons peut travailler dans l’esprit de Marisette et des autres femmes du plateau avec qui nous discutons. Nous n’avons même pas besoin de faire de prosélytisme, ce serait même contre-productif. Il suffit, pour militer, d’être fier de ce que l’on est et, sans chercher à convaincre autrement que par l’exemple, de répondre aux questions quand elles surgissent de la curiosité. Ça ne sert à rien de vouloir modifier l’autre activement ; il faut laisser faire cette transformation peu à peu, au rythme de chacun, accommodant les idées et mœurs nouvelles à son propre fonds de croyance.

Certes il ne manque pas d’y avoir des frictions. Les paysans ont du mal à comprendre que les femmes puissent avoir envie de baiser, elles aussi, pour le plaisir seul, sans vouloir enfanter, avec des garçons qui ne seront pas leur mari ni même leur concubin. « Faire l’amour libre » qu’on dit avec répulsion et du bout des lèvres. Et notre génération est-elle moins sympathique parce que nous avons du plaisir ; au contraire, non ? Nous ne sommes des mal baisés, nous ne sommes pas des hypocrites coincés dans les affres des adultères honteux, nous vivons ce que nous sommes en toute clarté et innocence. Nous avons des cheveux longs ; les coincés de réac’ n’y voient qu’une volonté de s’efféminer. Et pourquoi ne puis-je pas porter enfin les cheveux mi-longs comme la marque visible que je ne suis plus un prisonnier à la coupe de cheveux dégueulasse ? Et pourquoi ne pourrais-je porter ces mêmes cheveux longs comme l’ancienne noblesse ? Comment peuvent-ils juger la signification que ça a pour nous ? Ne comprennent-ils pas, au delà de mon cas assez particulier, que nous affirmons ainsi, en silence mais constamment, que nous ne voulons pas être des banquiers ou des soldats, chair à pognon ou chair à canon sur l’autel de la folie ?

Certes nos femmes ont les seins nus, et moi aussi j’ai pu être choqué au début. Et puis une grande blonde aux cheveux interminables, mélange de Brigitte Bardot et de Jeanne Moreau en une seule femme, a brisé mes propres tabous effrayés :

— Montrer ses seins ce n’est pas simplement se mettre à nu. C’est s’affirmer, aussi. Peut-être que ça choque les paysans que nous n’ayons pas honte de mettre nos nénés à l’air, et tant mieux. Une femme qui s’affirme avec son corps, qui apprend à être au-delà des regards, c’est un esprit qui se libère et apprend à être au-delà des évidences que le système veut lui imposer à l’école, au catéchisme, dans les médias. Qu’elle se libère en tant que femme et la paysanne se libérera en tant que citoyenne, en tant que doublement exploitée : par les hommes et l’ordre machiste et par la société comme les paysans, les prolétaires… Les seins nus, montrer sa beauté ou ne pas avoir honte de son corps quel qu’il soit, c’est le début de la pelote de laine : tire dessus et le reste vient.

Je n’ose pas dire quel tournant sémantique m’évoque l’idée de pelote avant qu’elle rajoute :

— Et si la beauté d’un corps gène les hommes, ils ont aussi à apprendre à maîtriser leurs désirs. Ce n’est pas à nous autres, femmes, de gérer ça.

Ce n’est pas très difficile de gérer lorsque les femmes sont faciles… M’est plus difficile à gérer ce sentiment en moi – perçant ma résolution en quelques points délicats – de déserter la cause. Nous avons bu, nous sommes tous les deux, j’ai besoin de parler.

— Tu crois que nous servons pour le mieux l’humanité, ainsi ? En vivant notre bonheur égoïstement, sans nous préoccuper ne serait-ce que de la ville qui est à nos côtés ?, demandé-je à Alain.

— Et est-ce qu’on pourrait changer quoi que ce soit ? Nous ne faisons que des gouttes d’eau dans un océan. Tu veux perdre ta vie pour des gouttes noyées dans un grand tout où elles se perdent, malgré toutes les crâneries des camarades ? Tiens, tu sais comment ces idiots inutiles de la Chine ont osé appeler l’arrivée des gugusses que nous étions dans ce coin, cet été ? La « Longue Marche » : c’te blague ! Les maos ne doutent de rien !

— Oui, je sais, des camar…

Comme je m’arrête d’un seul coup, regrettant amèrement ces quelques mots qui m’ont échappés, il part d’un rire tonitruant :

— Ahahaha ! Et voilà que tu as enfin vendu la mèche ! Je savais tout, va ! Ne t’inquiète pas. Tu avais beau nier, c’était évident ! Ça ne valait même pas la peine de te tirer les vers du nez. Tu vois, camarade, tu n’es pas fait pour la politique. Tu es trop pur. Tu es trop bon. Trop transparent. Tu n’as rien d’un roublard ou d’un violent. Tu es trop gentil. Trop serviable. Trop scrupuleux. En politique il faut savoir marcher sur les autres, trahir les anciens alliés au nom de victoires futures. Futures, toujours futures. C’est pas un putain de présent que t’offre la vie, là ?

Je bafouille, et il ne sort de mes hésitations que :

— Mais n’est-ce pas une sorte de présent éternel, sans avenir, de la jouissance à court terme… Et c’est que je ne pensais pas terminer ici…

— Mais tu es ici chez toi, l’ami ! La vie t’a déposé là. Et pourquoi pas ici plutôt qu’ailleurs ? Trouve-toi une fermette où commencer à t’établir. Si tu veux on se trouve ça à deux ou avec des amis et on créé notre propre domaine ! On gérerait ça en commun, sans chef, sans les hiérarchies et leur nid de conflits. On organisera le travail de manière fraternel, changeant très régulièrement de tâches parmi nous, afin de ne pas être aliéné par un seul type de travail ; il faut éviter la spécialisation, de là vient tout le mal que l’homme peut faire à l’homme. Tu vois, on ne fera pas seulement des manifs ou des réus, mais on construira quelque chose. On pourra même montrer qu’on peut être non-violents et productifs sans croire à Dieu l’invisible.

— Ça serait chouette !

Bande sonore : Alain Souchon, « Un coin de solitude » [1972]

Alain Souchon, Un coin de solitude