Heureusement la journée se passe sans heurt mais au milieu des rumeurs les plus folles : les 26 licenciées seraient définitivement virées par les patrons malgré l’accord arraché le 31 mars (simple accord), la chaîne déménagée il y a quelques jours ne reviendrait pas, on préparerait des actions punitives dirigées par des milices fascistes, etc. Les traits tirés, passablement désabusés, mais avec ces petits tisons de foi dans la pupille, prêts à s’embraser au moindre espoir, les camarades réunis autour d’un sandwich, pause avant de retourner au contact des remous de la lutte, me parlent, ce soir, entre bières et amertume, des grèves qu’ils ont réussi à déclencher, de ce rapprochement entre les ouvriers de la ville et les paysans du causse voisin, de leur frustration de voir que la grève qu’ils avaient réussi à déclencher – il y a cinq mois, dans des entreprises où ça aurait été inimaginable jusqu’il y a peu – n’a pas abouti sur grand-chose à moyen et long termes. Car ce moment où les paysans du plateau sont descendus s’intéresser aux problèmes de la ville, ont même fraternisé avec les ouvriers, leur apportant des vivres de leur ferme ainsi qu’un soutien précieux, n’a été qu’une rencontre, mais pas encore une relation suivie et fraternelle de gens qui ont tout à partager. Coupés les uns des autres par un régime politique qui les éparpille pour mieux les dominer et emportant dans leurs têtes ces fractures artificielles que la Propagande lancinante de la société de consommation abrutissante a instillé en eux…
— Enfin, c’était un progrès en novembre [1971], car le 17 mars [de la même année] – jour où un grand meeting a été organisé suite à l’annonce de la fermeture de la ganterie de la ville, avec pour conséquence la perte de 1000 emplois – aucun paysan n’est descendu, m’explique l’un.
— Sauf que lorsqu’on est monté dans le causse pour maintenir le contact entre les deux luttes, nos longues soirées avec les Massebiau n’ont pas servi à grand-chose. Même lorsqu’on s’est retrouvés avec cinq ou six paysans, au moment de passer aux actes il n’y avait plus personne. Ces gens sont trop respectueux du bâton qui les frappe, continue un deuxième. Surtout depuis qu’ils écoutent trop ces illuminés de l’Arche.
Puis c’est un troisième, qui me parle tactique :
— C’est pourtant pour eux et pas malgré eux que nous nous battons. Il faut suivre la ligne de masse. Comme tu n’es pas identifié comme des nôtres, reste ainsi. Tu es plus âgé que les camarades que nous avons reçus cet été, donc ils ne t’associeront pas à eux. Garde-toi de le faire. Présente-toi comme un citadin épuisé qui veut refaire sa vie. Invente-toi une rupture sentimentale, enfin n’importe quoi de crédible qui ne soit pas politique. On ne s’affichera jamais ensemble ; dès que tu reviendras en ville, nos rencontres devront être secrètes. Du coup tu pourras être curieux et t’impliquer dans les actions militantes paysannes sans que personne n’ait peur d’être récupéré. Essaye de nous dire ce que pensent les uns et les autres : à partir de cela nous pourrons synthétiser les idées de la ville et du plateau, et leur retransmettre sous forme d’actes. Charge à toi de faire revenir aux paysans leur propre pensée en leur proposant subtilement ces actions.
Ainsi ville et campagne continuent, même ici, de s’ignorer, alors que leurs forces pourraient s’associer. Qu’elles sont même sans doute complémentaires. Les consignes des camarades millavois sont ainsi dans la ligne de la mission tacite reçue de la part des camarades de Paris. Qui n’ont pas eu d’autres choix que d’accepter mon insubordination – et ne m’ont pas exclu sans doute parce que je n’étais pas assez ‘dedans’ pour me ‘sortir’. C’est bien. Ceci se présente sous de bons augures. Et d’autant plus qu’alors que, finissant notre casse-croute, une nouvelle incroyable parvient à nos oreilles :
— Camarades, venez vite, les paysans sont descendus et sont en train de discuter avec les ouvrières !