Je repense aux pierres sous lesquelles pourrit le corps de mes amours défuntes, comme ça, au hasard d’une association d’idée dont je serais incapable de retrouver l’enchaînement, mais c’est là, trop tard, je ne peux faire comme si je n’avais pas vu cette image et je dois bien continuer à la considérer, revoir ces deux tombes côte-à-côte de granit gris et noir, sur lesquelles leur nom gravé et leur photographie viennent prouver leur passage sur Terre. Feue ma femme a trente ans immortalisés en noir et blanc, et je me suis toujours demandé pourquoi les femmes sont souvent jeunes sur ce genre d’aide-mémoire. Il est sans doute bon qu’ils existent : il serait triste de ne plus se souvenir du visage de celle qu’on pleure ! Devrait-on montrer aux générations futures l’image de leurs ancêtres au moment de leur mort et faire de nos cimetières des musées de rides pour la plupart ? Non. On ne pourra tout de même pas se prendre en photographie tous les ans au cas où… C’est absurde. Autant que de mettre des photos de toutes les époques, même tous les 10 ans, il y en aurait trop, nul ne les regarderait, trop envahi par les images. Comment faire alors ? Ne mettre que les grandes étapes d’une vie : naissance, dix-huit ans, la quarantaine, la retraite ? En tout cas je crois qu’il faut des images, pour occuper les enfants curieux d’associer un visage au nom qu’ils peuvent lire gravé… Il faudrait aussi laisser une trace de leur vie, un C.V. en somme, pour que l’on sache qui étaient ces visages et comment ils sont morts… Peut-être n’est-ce pas raisonnable et qu’en rapprochant les morts des vivants, on nierait la mort en général, notre mort enfin, puisque les images ne s’effacent jamais, puisqu’il y a un seuil d’inexplicable au-delà duquel tout peut être justifié, où rien n’est vain.
Moi je préférerais, plutôt que d’être enterré, que l’on prenne mon corps et qu’on éparpille mes organes en les greffant à des personnes chez qui ils seraient encore utiles – du moins s’ils ne sont pas trop vieux pour servir encore à d’autres –, qu’on brûle le reste, et que ces cendres soient enfouies sous le pommier ou le cerisier que l’on plantera en guise de monument funéraire, petite forme de urvivance utile. J’imagine déjà des forêts où les jeunes pourraient construire des cabanes, jouer entre les troncs et vivre au milieu du souvenir de leurs aînés, sans la froideur immobile et le dépérissement des pierres. Les arbres ne demandent rien, c’est de la matière organique vivante qui évolue avec le temps et ne demande pas les visites hebdomadaires des proches en pleurs, venus remettre les fleurs que l’on devrait réserver aux beaux sourires des vivantes. C’est un symbole qui dit « je suis mort, je n’étais pas appelé à vivre éternellement, mais ma mémoire survit, et cette vie vous donne de l’oxygène ». Il faudrait bien sûr que les gens ne fassent pas de ces forêts des endroits de chagrins, il faudrait dédramatiser la mort que nous savons pourtant irrémédiable. A quoi bon les révoltes inutiles ? Vivre et partir un jour. Disparaître sans l’espoir de ne rien trouver et fermer les yeux pour la dernière fois en sachant ranger chacun de ses actes dans la logique d’un espace délimité ; remplir jusqu’à la plus petite question dans les formulaires laissés à sa descendance, charge à elle de s’en soucier ; retracer d’une traite les moindres instants de son passage et gommer les blancs, heureux celui qui repasserait le même chemin avec le même battement des premiers pas, un « merci » dans le vague, pour les êtres aimés, pour la beauté du monde, pour le chemin tracé, et adieu ou à jamais.
Le bonheur n’est pas plus inaccessible. L’espoir est ce qui toujours nous fait chercher, motive la course de la vie d’un homme, dont le sol se dérobe sous ses pas, mais jamais ne se lasse, et goûte cette douce morsure de l’inaccomplissement jointe au baume du progrès.