Banlieue parisienne, début d’août 1972.
Dur de soulever son corps ce matin. Je pense que j’ai été si agité cette nuit que Solange n’a pas dû dormir beaucoup, elle non plus. J’ai senti plusieurs fois sa main passer sur moi pour m’apporter un contact comme un point de réconfort, preuve que malgré ma solitude, elle était bien avec moi. Mais elle ne me dit rien, m’épargnant par son silence le fait de devoir verbaliser ce que nous savons tous les deux. Un baiser tendre sur son front la remerciera dans le même mutisme entendu.
Tant de choses se sont passées cette nuit dans l’excavation agitée de mes rêves, sous les apparences innocentes d’un immobilisme alité. J’ai tellement de souvenirs en stock qui s’amoncellent de mon passé, un grand grenier épars d’images aux valeurs inégales. Je crois qu’en fouillant méticuleusement, je pourrais même en dégager des strates dans l’évolution de ma personnalité, témoins d’autant d’époques différentes et de lentes réformes successives. Nul chemin n’est droit et continu : chaque rupture dans notre être vient dévier insensiblement notre vie et lui faire changer à chaque fois de trajectoire. Peut-être que toutes celles-ci se rejoignent au comme au pôle des possibles, même si toutes elles conduisent vers la même fin… Ruptures ou déchirures… Et voilà ce que je suis après tout ça : le résultat d’une expérience vouée au néant. Un vieil homme appelé à disparaître. Toujours tant et tant d’images dans ma mémoire, le siècle qui s’avance et grave sur ma peau les sillons de son défilement. La mécanique rouille, et les levers sont de plus en plus longs. Celui-ci est si difficile que tout mon corps, mon vieux compagnon, est aussi lourd qu’une armure.
Je parviens quand même, dès que ma volonté se fait plus forte que l’inertie, dès que la vie reprend le dessus lancée dans la marche vers l’avant, à m’asseoir au bord du lit. Mes pieds goûtent déjà la caresse des courants froids qui s’écrasaient sur ma couette sans pouvoir la transpercer, et qui se réchaufferont rapidement dès que le soleil aura terminé de se lever. Puis dans un élan spontané, presque indépendant de moi-même, je me retrouve debout dans la chambre, troisième étage où dehors les oiseaux interprètent une composition aléatoire, avec le miroir qui m’effraie à chaque fois avec ma propre image. J’ausculte avec précisions ma barbe car il me semble bien que son blanc devient encore plus blanc qu’avant : est-ce possible ? Et mes pupilles, ne commencent-elles pas aussi à se rider ?
Je lève les stores et ouvre la fenêtre pour sentir l’invasion d’air extérieur, chargé de la météo du jour, souffler sur ma nuque. Je bois mon café et je sens la chaleur chuter tout le long de mon œsophage. Je pense à l’étonnement que me procure ce va et vient entre le chaud et le froid, les matins d’été. Et je m’enfoncerais dans cette chaleur naissante pour rejoindre la maison du bonheur passé.