Tout d’abord, j’étais seul au milieu des meubles pas encore enlevés, recouverts de draps blancs, on dirait un peu une morgue et ça me désole, mais avait-on un autre endroit pour organiser cette “confrontation” ? Des rectangles de peinture plus claire sur les murs témoignent qu’ici-même il y avait des cadres, des couleurs, et notamment cette photo de la famille où Christine et moi tenions les deux petits dans nos bras. Nous étions en Suisse, près de Genève avec le lac Léman en fond, ce devait entre en 1949. Ambre faisait une moue boudeuse, je ne sais plus ce qui lui était arrivé, mais qu’importe, sous ce soleil éclatant cette photo représentait pour nous l’image du bonheur, si improbable 6 ans avant, alors que la Guerre nous marquait dans notre chair. On était vivants, on s’était mariés, on avait eu des enfants, la mort ne nous avait pas eus, elle, on lui riait au nez ! Aujourd’hui, je ne sais pas où se trouve cette photo, je ne l’aurais pas imposée à Solange, et je me suis contenté de me promettre de ne jamais l’oublier.

J’ai tout de même tenu à garder sur la commode empaquetée, cette photo où mon petit bonhomme est en train d’écouter une histoire que je lui raconte. Il me semble que c’est le joueur de flûte de Hamelin, et j’essaye de faire comprendre à la petite caboche de mon rejeton qu’il faut se méfier des gens qui arrivent avec des solutions trop faciles, qu’il y a toujours un prix à payer, j’aimerais qu’il comprenne plus tard que je parle du fascisme. J’ai peut-être inventé après coup ce fait, peut-être étais-je en train de lui raconter n’importe quelle autre histoire, mais je me souviens bien que Christine m’avait demandé de laisser au petit la possibilité de rester un enfant. Je me disais qu’il n’aurait sans doute pas le loisir d’être un enfant bien longtemps, dans ce monde à l’agonie où la folie s’était déversée sur tout un continent et où maintenant la Bombe nucléaire nous menaçait tous du jour au lendemain. L’enfance était un luxe dépassé, l’humanité était entrée dans une aire d’angoisse : elle savait que sa puissance de destruction était sans limite et jouait sa survie. J’ai bien changé depuis. Et voir la Suisse, un pays qui n’avait pas souffert des destructions, un monde qui paraissait intact, sans doute avait-ce été la première fois où je redevenais optimiste ! Ici sur cette photo, c’est l’idée de notre complicité avec mon petit qui me revient. J’aimais aussi beaucoup Ambre mais elle était très caractérielle, assez agitée, et c’est dans les bras de sa mère toujours consolatrice malgré quelques pointes de caprices qu’elle allait. Lui, il ne disait pas grand-chose, il écoutait beaucoup et enregistrait, il me semble que j’avais plus d’affinité, malgré tout l’amour que des parents mettent pour chacun de leur enfant, avec mon petit homme.

— Que reste-t-il de tout ça ?, me demande mon vieil ami rentré pendant que j’étais ici et ailleurs en même temps, tout rouge sans doute d’avoir marché avec précipitation.

Il s’installe dans la maison comme chez lui, scrutant avec un silence respectueux cette atmosphère de fin de règne, essayant de me cacher sa peine, mais je le connais assez pour la sentir quand bien même il voudrait me la cacher.

Peu de temps après, c’est mon fils qui, avec le même teint rosé, pénètre dans la maison. Mais lui s’y place maladroitement, comme gêné de toucher aux objets qu’elle contient.

La réunion de ce qu’il reste de ma première famille peut commencer.