m’a empoigné, c’est elle qui a pris le contrôle des opérations, m’a mené comme son assistant, en me regardant droit dans les yeux pour espérer me voir jouir et dominé.

L’alcool, l’ivresse, la nuit largement entamée dans cet appartement haut perché, en désordre, où se jouait une scène à huis clos que nous avions singé faute d’y participer. J’espérais qu’ils reviendraient, que nous pourrions dire que ça avait été génial, que c’était très bien comme ça, qu’avec le pied que nous avions pris nous ne regrettions rien. Mais pas une seule âme n’est sortie de la chambre. Ni même un réceptacle vidé. Et Ambre, cette gentille petite fille de bonne famille que j’avais, parait-il, côtoyée au lycée, dans la même année mais pas dans les mêmes classes, qui maintenant fumait sur la rambarde du balcon, à demi-nue, dans une position dangereuse vu la fraicheur bien entamée de son état et détachée comme si rien n’était important dans cette soirée sans lune.

— Tu aimes Baudelaire ?

— Je ne sais pas, pas particulièrement.

— Oh tu n’as aucun sens poétique !

Et elle se mit à réciter un poème des Fleurs du Mal :

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur,
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute !

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Charles Baudelaire, « Le goût du néant », dans Les Fleurs du Mal, 3ème édition (1868)

— C’est glauque.

— Non, c’est fort. Ça c’est de la poésie, qui n’a pas peur de dire les choses de manière forte. Qui aborde les sujets importants. Qui ouvre le rideau du monde et en montre les entrailles les plus profondes.

— Mais quand même, la mort…

— Quoi, tu as peur de la mort, toi ?

— J’aime vivre, je ne veux pas penser à la mort. Et toi ?

— Non. La mort a quelque chose de fascinant.

— Ah bon…

Je repensais subitement aux quelques morts que j’avais vus en Algérie, aux vivants qui nous suppliaient de les laisser vivre, à tous ces gens dans la misère coincés dans cette guerre où ils n’étaient pour rien, dépassés par tout, menacés pas tous, et pour qui respirer devenait un luxe, là dans un appartement du 7ème arrondissement face à une jeune fille spleeneuse.

— Oui, cette Force Obscure et Etrange !

— Tu trouves que je n’ai pas de sens poétique ?

— Tu n’as pas l’air, tu sembles être un mi-sé-rable petit bourgeois consumériste, qui va faire la carrière la plus plate et te conformer…

Son dédain me blessa profondément ; il n’y a aucune loi qui interdise l’indifférence ou le jugement hâtif sur une personne qui l’enferme dans l’erreur. Et aucun juge qui pourrait prendre cette violence en compte. Mais.

Je me rappelle l’objet que je vis, mon âme,
Ce petit matin d’été si doux :
En bas d’un balcon une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Variation sur « Une charogne » de Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 3ème édition (1868)

J’ai vu son corps gisant cinq étages plus bas. Mais elle n’est pas morte sur le coup. Elle a crié quelques secondes, d’un cri horrible, son plus beau poème, sans doute : « Ambre brisée ». Zorro est arrivé, m’a tabassé pour que je ne bouge pas, connard je ne me défendais pas, celle qui m’aurait désormais en horreur appela la police en sanglotant. J’étais encore frissonnant de haine et de honte comprenant toujours un peu plus la portée de mon acte et très frustré de ce cri : que n’était-elle pas morte proprement sans faire de bruit ? Il m’a simplement demandé ce qu’il s’était passé. Je n’ai rien répondu. Il m’a demandé si c’était moi qui… alors je n’ai rien dit, mais il avait tout compris. Il m’a frappé encore, « dans quelle merde tu nous fous, salopard ! ». Elle, elle pleurait devant moi et ne m’a regardé qu’une fois avec tout le dégoût et la peur qu’un visage peut montrer.

Tout le monde est arrivé avec les gyrophares. L’ambulance fut de trop : elle n’avait pas survécu, peut-être avait-ce été ma seule réussite. Ce n’est pas elle que j’avais voulu tuer, c’est l’idée même de la femme, ce soir-là, de ces femmes sales et souillées qui auraient dû périr. L’idée de cette femme qui ne voulait pas de moi, l’idée de ma déchéance peut-être. Et puis elle était « fascinée » par la mort, cette conne, j’ai juste…