une main courante contre lui, sous peine de craindre de le trahir… Aurais-je dû vous dire de vous méfier… Contre mon propre fils…

— Je le connaissais de vue, vous savez. Nous avons le même âge. Je le voyais au lycée… Je le trouvais beau, je crois… Il était doux et gentil, en tout cas.

— Il a bien changé…

— A cause de tout ça.

Elle se pinça les lèvres. Regarda par terre.

— A cause de mon grand frère. Et pourtant je l’aime. Inconditionnellement. Il m’a appris à faire du vélo sans les petites roues, à faire mes lacets, il me parlait politique, Maman me disait qu’il venait me lire des histoires dès qu’il a su lire lui-même, il m’aidait quand il pouvait, me protégeait dans les premières années de lycée, il me présentait ses amis, il n’a jamais abusé de son plus grand âge pour m’avoir ou se moquer de moi. Jusqu’à son départ pour l’Algérie c’est l’image que j’ai de lui. Je ne peux pas voir en lui un monstre…

— Je ne le vous demande pas, dis-je doucement.

— Je ne veux pas vous apitoyer. C’est ma vision, je ne la changerai jamais, quoi qu’il devienne… C’est tellement dommage que vous ne le voyiez que comme ça : comme un assassin !

— Mais je ne le vois pas que comme ça…

— Vous ne le connaissez pas autrement, vous. Je suis sûre que vous ne m’avez pas crue au procès !

— Bien sûr que si…

Il flotte un long silence, niché au milieu des discussions alentour.

— Vous ne l’avez jamais dit, finit-elle par reprendre.

— Nous n’avons jamais parlé.

— Et le silence nous oppresse tous comme dans un tombeau trop étroit duquel nous voudrions sortir…, me dit-elle en me fixant droit dans les yeux.

Ses prunelles étaient encore floues derrière un voile d’émotion. Son corps fut alors pris de spasmes, et comme on la dévisageait avec curiosité je me levai et la pris dans mes bras pour la soustraire au jugement des autres, à qui je ne pouvais rien expliquer. Ils devraient rester avec des conjectures seulement, erronées ; on croit beaucoup de choses et en perçant les non-dits on découvre ce qu’on ne soupçonnait pas. Ils durent s’imaginer qu’elle était ma fille. Sur ce point, à cet instant-là, ils n’eurent pas tort. Et pourtant j’avais eu une fille, qu’elle ne remplacerait jamais. Car moi aussi je lui avais appris à faire ses lacets, à écrire des lettres de craies sur son ardoise, à reconnaître les couleurs, les chiffres et les sons des instruments de l’orchestre, étant l’ainée, en espérant qu’elle passe le relais à son tour à son petit frère.

Après avoir atteint la ligne de non-partage des eaux tristes, mêlé nos larmes en une seule source, nous nous remerciâmes pour cet échange, en nous laissant simplement une adresse. Sans doute n’y avait-il plus rien à dire, sans doute que cette rencontre ait existé une seule fois avait-il suffi, mais au cas où. Nous n’oublierions jamais cette rencontre, et l’instant devait garder son unicité.

Nous devions nous revoir. Je suis même allé à la gare où elle m’avait donné rendez-vous. Mais ce n’est pas elle que j’ai vu. Une autre maille s’est nouée.

Je n’ai jamais su si j’avais bien fait. Lorsque j’ai appris son décès, en 2013, il m’a semblé m’être trompé. Mais en 1972 pouvais-je le penser ?

Si je n’avais pas consigné ceci par écrit il y a longtemps, sans doute cela se serait perdu. Si la nièce de cette femme admirable ne s’était pas intéressée à un vieillard dans un hospice où il fait figure de doyen, personne n’en aurait eu connaissance. Si je m’accroche encore à la vie, j’aurais bientôt un siècle. Je tremble de partout, je parle mal et lentement, j’ai le regard qui se perd souvent de la vague et je ne vois plus grand chose. Mais j’ai toute ma tête. Et elle me sert parfois à me demander s’il n’aurait pas fallu se revoir avant de n’avoir d’autre chose à faire que de poser des fleurs bien bêtes sur sa tombe…