Nous sommes maintenant dans le bus, ma sœur et moi. Les adieux avec mon père ont eu lieu hier soir ; il travaille aujourd’hui. Avec ma maman, c’est encore tout frais. Elle pleurera jusqu’au retour de celle qui m’accompagne et elles devront se faire à cette nouvelle absence, mais d’un nature toute autre désormais. Une absence forgée d’espoir et d’action.
Au lieu de se taire et de regarder le chantier du futur boulevard périphérique, qui n’a aucun intérêt, il faudrait se dire plein de choses, faire comme si mon départ était comme la mort de l’un de nous deux, et échanger les plus belles paroles que nous n’avons jamais osées nous dire. J’ai presque envie de lui dire de partir avec moi… d’ailleurs :
— Pourquoi tu ne me rejoindrais pas dans quelques mois, si j’arrive à me trouver une situation stable et t’héberger le temps que tu trouves toi aussi quelque chose ou…
— Non.
Elle m’a coupé le “quelqu’un” sous la langue. Et renchaine de suite pour que je ne puisse plus compléter ma phrase :
— J’aime Paris. C’est ma ville, j’y suis bien, je n’ai aucune envie de changer. J’ai mes habitudes, je connais du monde, j’ai mon travail, je ne manque de rien. Je n’ai aucune envie d’aller dans un pays en pleine révolution, même pacifique comme tu le dis. Il y a assez d’aventuriers dans le monde, il faut aussi des gens stables qui tiennent un peu tout en place : je suis de ces derniers. Tu m’enverras des cartes, des lettres, tu me feras rêver un peu, mais au fond je t’assure que je ne t’envierais que pour te faire plaisir !
— Et c’est quoi tes rêves alors ?
— Mes rêves ? Je ne sais pas. Est-on obligé d’avoir des rêves ?
— Non mais c’est mieux…
— « Mieux » : c’est quoi cet impérialisme de la rêverie ? Toi, tu rêves de quoi là-bas ?
— Je ne sais pas si j’ai des rêves précis, mais une envie, un besoin… j’étais coincé pendant que notre génération mettait à terre la société oppressive de nos parents. Je lisais des livres sur le Che et moi je devais simplement faire attention de ne me mettre aucun… autre à dos (je n’ai pas dit “détenu”, je ne sais pas si quelqu’un écoute près de nous et, même un inconnu de passage, je n’ai pas envie de sentir le poids de son regard). On a marché sur la Lune et moi rien, je marchais dans la cour. J’ai de l’énergie à revendre, j’ai besoin de la mettre au service de quelque chose de plus large que moi, de grand, de beau. Et ce que font les communistes là-bas, marque peut-être le premier pas d’un long chemin vers des sociétés plus justes et sans la coercition qu’on a connu dans les autres pays.
— Nous sommes bien différents, vraiment. Mais je peux te comprendre. J’espère que tout va se passer pour le mieux et que tu vas être fier de ce que tu fais.
— Echapper à cette violence…
— Oui.
L’ombre de la prise d’otage de Munich plane alors sur nous. Nous n’avons pas besoin d’en parler, le souvenir est encore assez présent pour que toutes les images soient bien imprimées dans nos mémoires. Je sais que l’idée que j’essaye d’échapper à ce genre d’action rassure ma sœur.
— Merci d’être là. J’ai un peu le trac, tu sais ?
— C’est normal. C’est loin, c’est la première fois que tu vas si loin, personne ne sait quand tu vas revenir… Tu as pris contact avec celui qui pourra te loger ?
— J’ai essayé d’appeler plusieurs fois, et… je verrai en arrivant.
— C’est tout le monde que tu connais là-bas ?
— Le gens, on les connait sur place…
— Et… tu n’as gardé contact avec personne de l’enseignement primaire ou secondaire ? Ou des voisins ?
— Non, personne. Voir des comportements condescendants ou sentir qu’on ne veut pas me fréquenter…
— Tu n’as pas essayé.
— Je ne préfère pas. Nous sommes environ 4 milliards d’habitants sur Terre, des amis on s’en refait.
— Mais les amis d’enfance, c’est…
— C’est comme ça. J’ai peut-être tort. De toute façon, maintenant…
Et un voile de silence se pose de nouveau sur nous alors que déjà l’aéroport se distingue dans notre champ de vision, avec sa tour, ses adieux et ses mystères.
— Tu sais, et je te le dis maintenant car tout à l’heure peut-être que je vais pleurer, mais si tu as besoin de nous, n’aie pas de honte ou de pudeur, dis-nous, nous sommes ta famille.
— Merci ! Merci d’être là ! Je ne suis pas sûr de mériter avec une gran… petite sœur comme toi.
Toujours là, oui, je sais que tu seras toujours là, l’épaule qui ne faillit pas, force discrète, sable doux au toucher et en même temps dur comme un roc, comme tu l’as toujours été. Tu as été là pour moi, tu venais dès que tu pouvais dans ma grande cage sordide où l’on se parlait au travers des grillages, où à côté de soi des couples parlaient sans aucune pudeur puisqu’ils ne pouvaient y prétendre, venant régulièrement passer de ton temps dans ces endroits rebutants, mais avec le sourire et le mot adéquat qui embaume tous les jours suivants, les illumine comme une injection de courage dans les moments d’extrême solitude. Tu étais là pour les parents, consolant les blessures d’un père à qui j’ai volé l’espoir d’être fier de son fils, soutenant Maman, pilier invisible qui soutient en sous-sol l’édifice familial, et qui répond avec courage aux questions des oncles, tantes, cousins, défendant mon honneur et tentant de garder tout le monde uni. Si le monde est juste, tu trouveras un jour l’homme qui te mérite, ils ne seront pas nombreux, mais un, juste un si seulement je pouvais le connaître ou le trouver !
— Je t’aime, tu sais !, dit-elle en déchirant mes pensées sans les abimer.
— Oui. Moi aussi (comme c’est fade, encore, il faudrait des poèmes entiers, des vrais, des beaux, es qui parlent de la lumière, à la meilleure sœur qu’on puisse rêver !)
Alors qu’elle est allée aux toilettes me laissant seul avec ma valise et son sac grand ouvert sur la table, une carte qui dépasse des autres papiers, attire mon attention. Une jolie toile l’orne, on peut y lire : Solange et Pierre ont le plaisir de vous convier à leur union, dans la mairie, etc… Sans doute a-t-elle fait exprès une fois encore de me laisser trouver innocemment cette carte. Je ne pense pas qu’elle aura le courage et la force de s’y rendre. Elle leur écrira, sûrement, et ces quelques mots auront la même importance qu’un Evangile tout entier.
Elle revient déjà ; je repousse le faire-part négligemment, feignant de n’avoir rien vu.