Nous sommes à quelques dizaines de mètres de l’embarquement. Finalement aucun des deux ne pleure. J’esquisse même le premier sourire de cette journée, en ce début d’après-midi, imperceptiblement, à peine si je le sens moi-même, et embrasse mon tendre appui. Au bout de quelques importantes secondes, nos bras se désengagent et se séparent, je perds ma bouée de sauvetage, mon îlot d’amour. Que serais-je devenu sans ta force pour remplacer la mienne quand je ne m’en sentais plus capable ? Combien de mes camarades égarés n’ont pas eu la même chance que moi, et combien je te suis reconnaissant d’une dette que je ne pourrais jamais payer ? Et que tu ne me réclameras de toute façon jamais puisque l’amour est si léger. Je ne te perds pas vraiment, je t’emmène avec moi. Je sais que tu existes, le savoir me donnera des forces. Je te tiens encore par les épaules, nous échangeons un frisson, je sens bien que tu n’oses cligner de l’œil de peur que la pellicule lacrymale qui commence à te flouter la vue ne devienne une larme. Et s’écoule, trop brillante, le long de ta joue. Alors tu fais une petite moue et tu me tires la langue. D’accord. On a le droit d’inventer de nouveaux codes enfantins même passés la trentaine. Voici ma grosse langue épaisse et tirée, qui te dis que tu vas me manquer, et mon dos, maintenant, qui veut te cacher mon émotion et nous préserver d’être ridicules au milieu des hommes d’affaires qui nous entourent.

Je me résous péniblement à calquer mes pas sur ceux de mon prédécesseur dans une file organisée. Je l’imagine figée à absorber les dernières images de son frère, puisque de toute façon elle va subir un interrogatoire complet de Maman et un autre, plus discret, plus diffus, plus pudique, de Papa.

Je suis de l’autre côté, là où je commence déjà à être un passager, où à côté de moi un homme à la peau mate et aux cheveux aussi denses que noirs m’indique par sa présence que je ne me suis pas trompé de destination. Au loin, j’avais deviné juste, la jupe noire à pois blanc de ma sœur n’a pas bougé d’un pli, même ses cheveux d’un châtain virant au blond sont de glace, je la croirais cristallisée si le désastre coulant qu’est devenu son maquillage ne trahissait pas qu’elle est bien vivante. Dans trois mètres le mur nous séparera encore un peu plus, j’ai juste la force de lever la main et de serrer le poing, pour lui dire d’être forte, même si cela ressemble à un signe communiste, j’espère qu’elle aura compris. Il est trop tard, il ne faut pas reculer, il y a un couloir devant moi : et un avion au bout. Et un continent. Et une nouvelle vie.

Il fait bientôt sombre et l’horizon n’est plus constitué que de deux bandes partant dans un dégradé de bleu pour l’une et rose pour l’autre, percées en leur centre par un rond rouge faiblissant. Je suis une mouche collée au hublot, impressionné par mon premier vol.