§1. Je [— Le « Je » de qui ? — Ou le bowling… — Pardon ? — Non, rien. …c’est Juan. — C’est bon, parlez.] m’étais trompé en fait, il n’y a pas tant de ruines que je ne pouvais l’imaginer dans les rues de Santiago. Malgré quelques trous dans des façades, quelques vitres encore ébréchées, la ville ne paraît pas trop amputée, ce qui n’est sans doute pas vrai du corps social. Les passants, par contre, profitant de la levée du couvre-feu entre 12h et 18h30, ont le pas pressé, le profil bas, le visage qui se retourne craintivement dès qu’une sirène se fait entendre ; la paix paraît incertaine, fragile et chère payée pour les premières familles qui portent leur deuil sous leurs yeux assombris. Le trottoir, les gens se suivent de près, en cadence, et tout le monde a l’air de redouter de faire un pas de côté qui le ferait sortir de l’anonymat car les militaires sont omniprésents dans les rues, qui scrutent du regard les passants. Les cheveux longs et les barbes à la cubaine ont disparu. S’il n’y avait pas quelques marques de non-bronzage sur quelques nuques et quelques faces imprudentes (car pour eux il serait prudent de rester chez soi, ou caché quelque temps, en attendant de voir la suite des évènements), on dirait que tous les jeunes de gauche du pays se sont volatilisés. Vient-on de cauchemarder ces trois dernières années de troubles et se réveille-t-on sans trop savoir de quel côté de la réalité nous sommes ? Celle-ci me conseille néanmoins, moi qui suis friand de cols maos et me félicite que le sanguinaire chinois ait existé pour tout ce qu’il a apporté à la mode vestimentaire, sa plus grande contribution au Progrès, ai laissé dans la penderie les chemises qui me donnent l’air d’un calviniste bougon, pour des très bourgeoises chemises à col pointu inutile. Rêve-t-on ? Je ne sais trop, mais en tout cas les deux seuls journaux autorisés à paraître en vertu de l’arrêté n°15 de la Junte, El Mercurio et La Tercera, parlent bien tout deux d’un coup d’Etat survenu avant-hier : si l’on fait tous le même rêve en même temps, on peut appeler ça le réel, probablement. Ou faire comme tous les autres, feindre nous aussi d’y croire jusqu’à la fin de nos jours.

Je médite sur les mille concitoyens qui perdront leur propre vie ou celles de leurs êtres chers. Sur les souffrances de ceux qui seront emprisonnés et humiliés. Sur la douleur de tant de victimes de la haine. Désespéré pour ceux qui perdront leur travail. Désolé pour les abandonnés, les persécutés et pour la tragédie intime de ceux qui perdront leur dignité.

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