§2. Je regarde les gens passer dans la rue, mon journal à la main, toujours aussi cher – l’inflation vertigineuse des derniers mois ne va pas s’envoler aussi rapidement que les chevelus, et toutes les ruines que laissent la présidence Allende, ou pour globalement la démocratie, ne vont pas être déblayées en deux jours – et quelques courses dans mon panier, tout ce qui se trouvait sur le marché noir commençant à réapparaitre à la surface maintenant que le dirigisme économique parait condamné. Sachant que les premiers élans de vengeance ont commencé, je me demande lesquels d’entre eux vont être inquiétés ; lesquels sont réjouis quoiqu’inquiets puisque si nous savions que si nous allions droit dans le mur avec Allende, nous ne savons pas trop où nous allons avec la Junte ; lesquels exultent. Et parmi tous ceux qui ont été militants et sympathisants de l’UP, parmi les 43% des électeurs qui l’ont appuyée aux dernières élections, comment va faire le nouveau pouvoir pour juger cette faute collective, où la culpabilité, partagée par une grande quantité de personnes, fait que chacun d’eux pourrait être accusé de millième de responsabilité seulement. Quelle échelle va mesurer les fautes et quelle va être la gradualité des châtiments ? Il ne sera pas possible de bâtir un tribunal assez grand pour contenir presque la moitié d’une nation.1

Y aura-t-il une amnistie générale du peuple, considérant qu’il a été trompé par les sirènes du socialisme et que les seuls coupables sont les dirigeants et les militants actifs ? J’essaye de deviner ce que pensent les uns et les autres, à leurs yeux, à leurs gestes, à leur démarche, j’essaye de sentir la peur ou la joie, mais ce n’est pas facile. Avant les gens étaient tellement politiquement marqués que c’était un jeu d’enfant, y compris pour les nouveaux arrivés au Chili puisque les clichés de l’homme de droite comme de l’homme de gauche sont internationaux. Aujourd’hui tous essayent de se fondre dans le Chilien moyen, neutre, anonyme, il faut réaffuter sa perception. Puis je sens qu’on me regarde bizarrement, comme si j’étais un militaire ou un indicateur : rien de cela Messieurs, Dames, j’ai toujours passé beaucoup de temps à vous regarder, profitant de mes longues heures de solitude bienheureuse dans les bars lorsque je relève la tête de mon livre. J’aime voir mais je n’ai jamais parlé, je garde les secrets comme une pierre tombale et vous pouvez vous fier à moi, même si je préfère ne pas connaître vos secrets.

Note

  1. Cette question sera évidemment réversible au retour de la démocratie. Parmi ceux qui ont été heureux du coup d’Etat, parmi les 57% des électeurs qui ont suivi la DC et le PN, qui tous deux espéraient un coup d’Etat, parmi ceux qui ont dénoncé, qui ont fermé les yeux sur les disparitions et les exactions, en se disant que ce sont des dommages inévitables d’une reprise en main après trois ans de chaos et d’anarchie violente, lesquels sont complices, quel degré de culpabilité leur incombe ?