2.1. On frappe à ma porte, ma porte de professeur de philosophie à l’Université Catholique, bien que rien n’y paraisse. Qui cela peut bien être ? Ce ne peut pas être Séléné, elle est déjà rentrée, et se trouve en train de dormir sur le canapé. Je vais ouvrir.
— Edgardo, que faites-vous là ? Comment connaissez-vous mon adresse ?
— Je vous ai vu …d’où vous venez… Je vous ai suivi.
2.2. Mon jeune élève parait porter sur ses épaules un poids trop lourd pour lui. Ses traits sont tirés, ses yeux sont rouges, il semble avoir ingéré quelque chose de spécial. Je ne vais donc pas lui reprocher cette filature, ce n’est pas le moment, c’est fait.
— Et qu’y faisiez-vous ?
— J’y travaille.
— Ah.
— Vous ne m’avez pas vu. Je me suis caché lorsque je vous ai vu entrer. J’allais partir, j’avais terminé ma journée, je suis allé me changer.
2.3. Un silence.
— Ensuite je vous ai revu sur l’Alameda, partir à pied.
Les mots semblent durs à sortir de sa bouche, coincés dans la gorge, trop gros pour passer par ces lèvres mordillées fortement.
— Je vous ai suivi. Je voulais vous parler, … je n’ai pas eu la force de rentrer chez moi.
D’un coup je sens que le coup d’Etat est entré dans ma maison, que les geôles me rattrapent, moi qui ai voulu faire de cet endroit un monde de livres qui serait hors du monde, comme une petite patrie virtuelle qui rassemblerait le meilleur de l’humanité, les vivants et les morts, de toutes les nations de tous les temps…
— Alors vous êtes rentré dans l’Armée.
— Oui. Quelques jours après, le Général Prats démissionnait. Ça s’appelle manquer de nez, ça, non ?
— C’était un rien trop tôt ou trop tard. Le kaïros
1ne s’attrape pas toujours facilement.
— Le ?
— Laisse tomber, je suis chiant avec mes références…
2.4. Ses yeux se relèvent doucement vers moi, il a compris la frontière qui vient d’être passée. J’espère que ça va le mettre en confiance, l’oiseau malade est dans mon nid.
— Maintenant je suis militaire. Lorsque le général Pinochet a pris la succession du général Prats, j’ai cru en lui. Il voulait nettoyer l’Armée, venger son successeur et faire tomber des têtes… Jamais je n’aurais cru qu’il ferait partie de la Junte.
— Lui, l’a compris très tard… Et tu as fait comme lui, alors, tu t’es rangé du côté des putschistes ?
— Oui. C’était pour moi, la façon d’être fidèle. J’ai suivi mon chef. Lorsque la DINA a été créée et qu’on m’a proposé d’y participer j’ai été grisé par le défi qu’on nous proposait : libérer le pays de ces sectaires dogmatiques qui nous ont conduits au mur, à la haine, à la déroute… Quel changement, n’est-ce pas ?
— Certes.
— Vous vous souvenez lorsque vous avez donné un exemple en nous citant Sylvain et Sylvette ? et que vous avez passé cinq minutes à faire dire « ain » et non « en » à l’étudiant qui vous posait une question en reprenant cet exemple ?
— Non…
— C’était ridicule, mais on a bien ri.
— Je te remercie !
2.5. Et je suis heureux de voir le rire qui accompagne cette petite effronterie, la jeunesse revit en lui, un peu d’innocence, un rayon de soleil qui passe sur son visage si défait..
— Et me voilà devenu tortionnaire. Tous les matins depuis quelques jours, je me lève, revêts mon uniforme, me rends dans cette charmante petite rue centrale après avoir prié la Vierge à l’église San Francisco, je prends un café avec les collègues et…
Il me semble alors que je vais devenir complice de quelque chose, comme si j’étais un peu responsable de son engagement dans l’Armée, pour ne pas l’avoir détourné de ce chemin. C’est un peu injuste, sans doute, mais acceptons, je ne peux pas refuser ses confidences, maintenant.
— Je vois arriver des êtres humains apeurés. Nous les enfermons. Nous les maintenons dans l’ignorance. Les nourrissons à peine. Ils puent. Parfois ils restent dans leurs excréments. Et puis. Pardon, professeur, je n’ai pas le droit de vous en parler, vous ne devez surtout pas le répéter, je vous mets dans l’embarras en parlant mais…
2.6. Et il ne me laisse pas le temps de le faire taire, pas le choix de l’écouter, ma monarchie neutre et pacifique où j’étais le roi et le seul sujet, va être profanée, attaquée, annexée sans que je puisse la défendre.
— Ensuite, je place des femmes sur un sommier de métal. Nous l’électrifions. Parfois le mari est là, ou un enfant. D’autres fois c’est l’inverse. Nous nous en prenons au plus faible pour faire parler l’adulte. J’ai vu un collègue insérer un rat dans le vagin d’une femme, la traiter de cafard. Nous pendons des hommes par les pieds et attendons qu’ils craquent. Et ils craquent. Alors ils parlent. C’est un soulagement, même pour nous… Le premier jour je prenais du café, beaucoup. Aujourd’hui j’ai besoin des produits qu’ils me donnent pour supporter ce que nous faisons.
Il éclate alors en sanglot et je retrouve la même enfance que dans son sourire d’il y a quelques minutes, mais brisée, en morceaux, défigurée.
— Que suis-je devenu, professeur ? Qui suis-je à présent ? Je n’ose même pas prendre dans mes bras cette petite fille dont Cristina a accouché il y a quelques semaines. Je ne touche plus ma femme. Je me dégoute. J’ai l’impression de colporter de nombreuses maladies. D’être sale, sans cesse. Les miroirs vomissent mon image. J’ai honte. Et je suis pris au piège. Je sais ce que nous faisons, je suis dans le coup, je suis complice, acteur, je ne peux plus reculer, regretter, effacer tout ce que je sais et me rétracter… J’ai peur ! J’ai peur qu’ils me fassent passer de l’autre côté si je leur demande de quitter tout ça, qu’ils pensent à une trahison…
2.7. Je le prends dans mes bras comme un fils, comme un blessé que l’on recueille, comme une part d’humanité qui refuse de s’éteindre, une petite flamme rebelle menacée par la cendre, pleurant, détruit, dans le souvenir de cet étudiant intelligent et ayant tout pour réussir, ruiné, vide, mort, un peu, mais encore assez, trop, vivant pour souffrir.
— Je n’ose plus rentrer chez moi. Qu’as-tu fait, chéri, aujourd’hui ? J’ai … brisé une femme comme toi. J’ai …sali à jamais une mère… je me suis rendu ignoble, bas, abjecte… Comment puis-je la regarder dans les yeux ? … Comment me voir et ne pas me détester… Je ne sais plus quoi faire, Monsieur, je suis perdu !
— Reviens me voir après-demain, il y a peut-être une solution.
Note
- Le kaïros est une notion grecque, mais Juan l’entend ici dans un sens machiavélien, qui est, dans l’art de gouverner, la faculté pour le dirigeant de saisir l’occasion, de flairer le moment opportun pour agir, d’être dans le tempo des évènements, et de les guider plutôt que de s’en remettre à la bonne (ou mauvaise) fortune. Si vous aussi rêvez de devenir dictateurs, relire au préalable le Prince, et, comme le conseille, sans les citer explicitement (là fut peut-être son erreur) Juan à Pinochet, plus particulièrement les chapitres XIX et XXV.