Avant d’en parler moi-même, je laisse la parole à la défense :

Présentation du livre par Frédéric Ploquin (Editions Ring).
La version originale [2004]

Voilà. Pour ma part, je dois dire qu’il est difficile de dire du mal de ce livre de 20041, puisqu’en 341 pages on en apprend tout de même l’essentiel sur la Colonia Dignidad installée à 350 kilomètres au sud de Santiago du Chili, créée par des Allemands désireux de posséder un territoire pour y mener une vie communautaire, et qui dura – sous la forme initiale du moins – de 1961 à 1991. Au fil des pages on sait donc qui est Paul Schaefer, ses activités avant d’arriver au Chili, son installation sur des terres rachetées à des colons italiens, sa secte, sa sexualité répugnante et son autoritarisme. On devine seulement le rôle qu’a joué la colonie durant le régime militaire et la chute de son système jusqu’à l’arrestation du gourou en 2006.

Le problème est que M. Ploquin et Mme Poblete ont choisi de donner les informations dans l’apparition chronologique de leur enquête, et le parti-pris narratif n’est pas défendable.

La version “pornographie du sévice” [2016]

D’une part, d’un point de vue analytique, non seulement le lecteur est amené à faire un va-et-vient permanent dans le temps2, mais les différentes pièces des puzzles concernant des sujets assez hétéroclites (la torture des opposants politiques, la vie quotidienne dans la secte et autour d’elle, les péripéties de la vie de Schäfer ou les avancées des procès de Schäfer pour torture et pédophilie) sont apportées dans assez grand désordre. Des informations très importantes ou intrigantes arrivent par exemple dans les derniers chapitres, et comme la technique pointilliste permet de ne pas explorer méthodiquement toutes les données comme on l’eût fait dans un exposé atemporel mais thématique, les auteurs peuvent aussi se permettre une grande superficialité. Non, qu’on attendît d’eux des réponses sur tout : on sent bien, vu les appuis politiques chiliens et internationaux, que quelque chose d’assez louche se trame derrière cette petite colonie de 250 âmes perdue au milieu de rien (mais bien près de la frontière argentine) et les personnes qui ont les clefs de l’affaire n’ont probablement pas intérêt à dire quoi que ce soit sous peine de terminer aussi mal que les opposants politiques passés par le sous-sol de la grange à l’entrée cachée sous le foin, qui cachait une salle de torture. Néanmoins, ils auraient pu émettre des hypothèses et voir par la suite, eux-mêmes ou en laissant d’autres les explorer ou les falsifier, si elles se soutiennent ou non. Or, là, rien de tel.

D’autre part, le sujet est suffisamment grave qu’on n’ait pas besoin d’attirer l’attention du consommateur capricieux du XXIème siècle sollicité par des dizaines de loisirs concurrents, avec du suspens ou de l’écriture herméneutique à hauteur d’auteur (et de victimes) pour rendre le tout plus vivant. Sur un tel sujet on peut faire l’économie d’une narration et de la mise en scène de l’enquête. Si le lecteur assez intéressé au départ au point de prendre le livre en main, n’est pas capable de garder son attention sans stimuli émotionnels ni suspens, il ne mérite pas mieux que d’aller se polluer l’esprit avec du polar, en espérant qu’un jour il tombe sur un psychopathe qui le trucide astucieusement pour que ça fasse, dans 15 ans, un bon bestseller fondé sur une histoire vraie dont il serait le protagoniste.3 De plus, un exposé synthétique et non pas romancé fait économiser de longs passages : par exemple au lieu de raconter un entretien qui ne sert à rien et peut être résumé en deux phrases maximum au lieu de faire l’objet d’un chapitre entier (chap. 9), on pourrait consacrer un chapitre à une investigation sur les financements de cette étrange secte qui joue un rôle politique bien important en Amérique du Sud et pour les ex-Nazis, donc largement bien au-delà du délire d’un pédophile assez ingénieux pour vivre collectivement sa perversité à l’abri des regards.

De la part des auteurs le parti-pris de romancer est donc critiquable tant sur le fond que sur la forme, mais de la part de l’éditeur c’est même carrément dégueulasse, puisqu’il spectacularise la souffrance des enfants et des torturés. Il s’adresse ainsi aux lecteurs alléchés par le « bruit, l’odeur et la fureur »4 via les voix des medias-menteurs Le monde et BFMTV, sur la couverture. Le monde promet « une enquête rigoureuse » (c’est faux) et passionnante (« ado, tu vas kiffer cette histoire d’enfants violés, tu vas voir, ne regarde pas la télé ce soir !»), quand l’odieuse et répugnante chaîne qui vend de la propagande en crachant de l’immédiateté savamment médiatisée par ses soins, sous forme de vomis continue de bruit médiatique, BFMTV, vous promet le plaisir malsain de vous « glacer le sang » grâce à ce livre, en attendant de voir sans bouger les images de frappes chirurgicales sur l’Iran, les gilets jaunes se faire crever des yeux sans rien dire et de laisser passer toutes les lois liberticides dans une France qui vit désormais dans un État d’urgence permanent parce que le bourgeois pleutre et sa mémère avachie ont peur du terrorisme et de l’insécurité. S’ils veulent se « glacer le sang », que les lecteurs des éditions Ring aillent défiler pour leurs droits, le danger les attend sur les pavés de la citoyenneté… On ne reviendra pas sur le positionnement politique de cette maison d’édition, qui sert à vendre à des idiots sans virilité5, l’adrénaline et l’orgueil qu’ils ont besoin de sentir un peu en eux6, via des contenus flattant un sadisme (causé par leurs frustrations elles-mêmes générées par la société cadenassée par la bienpensance des Ayatollahs du “progressisme”), qu’ils n’ont pas le courage d’affronter directement que par défoulement interposé. Cette pornographie intellectuelle de la violence va de pair avec la pornographie des corps, et les mêmes consommateurs des deux doivent chercher la même saleté et les mêmes émotions dans les deux types de contenus. Leur offrir du voyeurisme de la souffrance et du châtiment d’enfants par un pervers, même si le livre est loin de n’être que ça, est ignoble. C’est à ce genre d’exemples qu’on comprend pourquoi Pier Paolo Pasolini pensait, dans les Ecrits Corsaires que la société de consommation est plus fasciste que le système économico-politique de Mussolini.

Si jamais l’éditeur voulait de la bonne marchandise spectaculaire et bien vendable, il aurait pu demander aux auteurs de creuser7 quelques sujets comme :

  • Qui a pu creuser un bunker et une salle de torture de la taille d’un terrain de tennis, construire des miradors et des systèmes de détections des mouvements, parmi les membres d’une communauté agricole ? Y avait-il des aides nazies et/ou chiliennes venues les aider à reproduire un camp de concentration ? Qu’en disent les rescapés et les voisins ? Un peu d’exactitude ne ferait pas de mal ici, sur tous les aspects techniques.
  • Qui finance tout cela, puisqu’on voit bien que les explications données par les membres de la secte (ventes des produits, héritage en Allemagne, etc.) sont absurdes.
  • Pourquoi l’armée chilienne avait-elle besoin d’emmener spécialement des opposants à 350 kilomètres de Santiago alors qu’elle possédait déjà des centres dans la capitale et qu’elle collaborait avec les Nord-Américains qui pouvaient leur enseigner des techniques de tortures à foison ? Qu’attendait-on des Nazis spécifiquement ?
  • Cela n’a pas étonné les auteurs que la colonie fût capable de créer des faux papiers, qu’elle en ait eu, donc, les compétences et le matériel, ni qu’elle ne pût pas demander simplement des papiers aux militaires avec qui elle travaillait, dans une société chilienne où les membres dirigeants paraissent avoir été bien plus intégrés que leur condition géographique ne l’aurait laissé penser ?
  • Pourquoi tous ces nazis qui filent à droite et à gauche dans toute l’Amérique du Sud sans qu’on les gêne trop ? Notamment un petit ambulancier, vague pasteur pédophile en fuite qui arrive à monter en peu de temps une entreprise de prostitution que des hauts dirigeants de la police chilienne fréquentent assez rapidement après sa création en 1960…8
  • Pourquoi un haut dirigeant de la DINA a passé un an sur place avec son enfant, alors que les mœurs sexuelles des dirigeants de la secte sont clairement pédophiles ? Qu’est-ce que va faire un dirigeant de police secrète pendant un an dans une secte isolée peuplée principalement de colons allemands ?
  • Pourquoi un hôpital si propre et si fourni en matériel vu la taille de la communauté et la volonté des dirigeants de vivre de manière frugale et hors de la technologie contemporaine ? Sait-on si on y menait des expériences telles que celles développées sur le MK-Ultra ou le programme Monarch en Amérique du Nord, conjointement par les universités et l’Agence Centrale d’Intelligence ? Ou encore les techniques eugénistes nazies ?
  • Est-ce vrai (et si oui pourquoi là) que Jaime Guzmán (souvent suspecté d’homosexualité, voire de pédérastie) donnait des cours à la colonie, notamment à Luis Cordero, Andrés Chadwick ou au Pablo Longueira qui dira, après la mort de son maître, que celui-ci venait lui parler sous la forme d’un oiseau ?

Outre que les relations entre le monde de l’argent et les dirigeants du Troisième Reich est trouble, outre que l’Amérique du Nord de l’après-guerre intègre les Nazis avec un zèle et une compatibilité assez effarants, il semble qu’un Quatrième Reich invisible ait existé (existe) où des alliances obscures étaient (sont) bien en train de tisser leurs toiles avec pour nœuds, de endroits comme ces sectes au rôle caché et qui jouent sur leur aspect hors-système pour mieux en être les rouages les plus profonds. Les auteurs avaient des choses à explorer, d’un point de vue plus politique, moins à hauteur de souffrance individuelle et de larmes (même si on peut avoir toute la compassion pour les victimes), en regardant l’aspect systémique de ce qui paraît être un vaste réseau international entre l’Allemagne, l’Amérique du Sud et les États-Unis9 plutôt qu’une collection de victimes et leur combat individuel ou collectif mais à l’aune de la petite secte. Celle-ci pose des questions qui la dépassent totalement. Ring voulait du suspens et de l’incroyable. Certes pas de bougnoules à tabasser ni de femmes nues, mais pour du complot probable il n’a qu’à se servir, avec ce sujet, et financer les journalistes pour qu’ils fassent le travail jusqu’au bout, qu’ils regardent plus ce que Patrie et Liberté faisait dans la colonie ou ce que venaient aussi y faire des gens de l’UDI.

Bref, pour qu’on puisse dire du bien du livre, il faudrait moins d’“émotionnalisme” spectaculaire « à glacer le sang », mais de la rigueur ainsi que plus de hauteur et de profondeur à la fois…

Notes

  1. Il fut publié la première chez Fayard, avant d’être repackagé en 2016 chez Ring, qui se garde bien de noter que c’est une réédition même à peine mise à jour. On vend de la camelote, on la vend comme un escroc : c’est cohérent.
  2. Seule une chronologie dans les deux dernières pages permet de remettre un peu les idées en place.
  3. A la fin du livre, une publicité vous vend True Crime (à l’américaine, ça fait mieux), « le nouveau livre phénomène » édité par Ring, avec « neuf crimes réels » (mmm, jouissons goulument de la mort des autres), « neuf enquêtes inédites » (dont une de Frédéric Ploquin) par « neuf stars du crimes ». Une « star du crime », on ne sait pas si ce sont les tueurs ou les auteurs-enquêteurs mais on sait juste que c’est abject et qu’on a qu’une seule hâte : retrouver l’histoire où Frédéric Ploquin et David Serra sont tués dans les locaux de Ring par un tueur qui avait envie d’avoir son histoire racontée par une star ! « Sexes et passions fatales », c’est d’une indécence à leur déféquer dessus si on n’avait pas peur d’y salir ses excréments.
  4. Nom du chapitre 4. Au passage, il n’y a pas de numéros de page dans le sommaire, qui perd de fait la moitié de son utilité… c’est incompréhensible de la part de l’éditeur.
  5. Mais bavant de plaisir à l’idée d’une guerre civile en France, de croisades de l’Occident contre les sous-hommes de couleur et de ratonnades contre les immigrés.
  6. Sans jamais, toutefois, mettre la main à la pâte : il y aura bien des CRS-Robocop pour monter sur le ring et faire le travail pendant qu’eux regardent du blockbuster popcorn, rejouent les meilleures scènes de violence sur leur jeu vidéo ou s’en délectent sur BFMTV, entre deux faiseurs d’opinion faussement opposés qui s’aboient dessus sur un plateau.
  7. C’est le cas de le dire quand il s’agit d’une cave servant de salle de torture et de déterrer quelques dossiers gênant pour le Système de cryptocratie qui règne en Occident.
  8. On apprend ce fait des plus importants et des plus intrigants en huit lignes, page … 225 !
  9. A qui rien n’échappe dans leur chasse-gardée et qui tiennent sous contrôle le régime militaire.