Les aberrations et les illusions des Latino-Américains ont toujours été encouragées par les projections narcissiques de l’Europe. Pour eux, l’Amérique est comme le miroir de leurs propres obsessions, répulsives dans le cas de l’Amérique du Nord, oniriques dans celui de l’Amérique du Sud. Ainsi, après la décomposition de la « révolution » imaginaire de 1968, les Européens cherchèrent la réalisation de leurs songes chez les guérilleros : Tupamaros, Montoneros, Guévaristes, ou, ensuite Sentier lumineux péruvien ou totalitarisme sandiniste inspiré ou soutenu par Castro. La plupart d’entre nous n’appliquèrent à ces égarements stupides et sanglants pas le moindre réalisme politique ni la plus mince exigence morale. L’intelligentsia du vieux continent adoptait, les yeux fermés, la théorie de l’économiste argentin Raúl Prebisch, qui disculpait entièrement les Latino-Américains de leurs propres échecs et les attribuait tous à l’« effet de domination » des Etats-Unis. La gauche européenne attendait de l’Amérique Latine, et du tiers-monde en général, la révolution dont elle avait été frustrée. […] Après la déconfiture de mai 68, la gauche française, grande spécialiste de la révolution par procuration, cherchait dans le Nouveau Monde latin une succursale du Quartier Latin. »

Jean François Revel, [1997] Mémoires, 508-509.

Photo d’entête : “Quartier Latin” par AnToonz.