§2. Une heure au moins que je marche et me remplis les yeux des endroits dans lesquels ma vie évoluera à présent. Je suis désormais sorti du centre, les bâtiments se font moins hauts, les arbres plus nombreux, les flaques d’eau plus larges et les gens plus pauvres. J’arrive enfin dans la rue que je cherchais, cachant sous mon bras le petit plan de la ville qui m’a guidé jusqu’ici. Nul bruit autour de moi. Il est assez tôt. Sans doute trop tôt pour aller toquer chez quelqu’un ; j’achète un Mercurio1 à 4 escudos, au coin d’une rue pour le lire en attendant que l’heure se fasse plus décente.

J’essaye de me concentrer sur le papier humide du journal mais, dans un délire paranoïaco-narcissique, il me semble pourtant que tout le monde me regarde, attendait ma venue, et jase déjà à partir du peu de ma personne qu’ils peuvent voir. Rien dans la rue, si ce n’est des chiens qui dorment par ici et par là. Personne aux fenêtres. Les maisons ne sont pas de la dernière pluie (sinon elle serait de cette nuit…) et le temps a déjà terni les couleurs, amoindri la résistance des tuiles, délabré toutes les fantaisies, tous les ornements, pour n’offrir qu’un spectacle de fin de fête. Celle que je cherchais est aussi simple que les autres. Seule la même couleur bleu-ciel des volets et de la clôture tranche avec l’uniformité des tons des maisons voisines utilisant toutes les nuances de blancs.
Et puis c’est fait, je suis devant la porte avec le trac et ma valise. Je m’apprête à donner un grand coup dans la porte avec le martelet, pour annoncer mon arrivée. Que vais-je dire ? « Bonjour, je suis le Français dont Jorge Edwards a dû vous parler » ? Oui, juste ça, puis j’improvise, comme on fait d’habitude dans la vie avec plus ou moins de talent. Mais la porte s’ouvre et me prend encore plus de court.

— Oui ?

C’est une femme de vingt-cinq/trente ans, petite, coiffée d’une longue chevelure aussi noire que ces deux yeux qu’elle pose sur moi comme deux petites balles denses qu’elle tire dans mes prunelles, en jupe, à qui j’explique dans un espagnol bafouillant, qu’un écrivain et membre de l’ambassade du Chili en France m’a donné l’adresse d’un certain Agustín que je pensais trouver ici.

— Oui, Agustín vit ici, mais il n’est pas là actuellement. Je ne sais pas quand il va revenir. Il m’a dit qu’il allait aider une JAP à Nunõa la nuit dernière, …empêcher une boucherie de retirer ses produits pour les vendre ailleurs, à des prix bien plus hauts, et laisser sans viande le quartier — rajoute-t-elle devant mon incompréhension sans doute manifeste. — Il doit partir ensuite pour quelques jours… Tu aurais dû appeler au téléphone avant de venir. Tu devais rester quelques jours dans une des chambres vides de la maison, c’est ça ?

— Oui.

— Comment tu t’appelles ?

— Jean.

— Bon, J…, je suis pressée. Je ne peux pas te laisser seul avec ta valise comme ça sous la pluie. Et je ne peux pas non plus t’installer puisque je ne te connais pas. Et même si je veux bien te croire. Je te propose de me laisser ta valise. Je vais la mettre dans la chambre. Tu reviens ce soir, et nous verrons. Mais là je ne peux vraiment pas.

— D’accord, très bien, merci beaucoup.

Note

  1. El Mercurio est le plus vieux journal chilien, le plus tiré, sans doute le plus important, mais très clairement de droite. C’est un peu Le Figaro qui aurait la puissance de vente du Monde, dans la France pré-généralisation d’Internet.

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