§3. Ce n’était pas une grande idée d’accepter cet accord conclu en cinq minutes, mais avais-je le choix ? Si je sais que j’ai plein de choses à voir en cette journée de fête dans mon nouveau pays, je me sens plus perdu que jamais sans cette valise qui m’ancrait au sol et m’offrait au moins un chez moi sur cette Terre, sous mes pieds. Ici je sens qu’un vent pourrait m’emporter, serait-ce un mal ? Et puis le « soir » quelle heure c’est ? A partir de quand pourrai-je revenir à l’assaut de cette maison pour tenter de m’y faire accepter pour quelque temps ? Si je garde mes valises toujours avec moi, mais sous les yeux cette fois-ci, malgré une bonne nuit de sommeil réparateur à m’être couché comme les poules, j’ai au moins réussi à me délester de mes affaires quelque part. Je ne transporte plus que la moitié de ma fortune sur moi, foulant des pieds pendant quelques longues heures la philosophie française sous la forme de Pascal coincés entre ma peau, une chaussette, et sous des lacets bien corsetés qui les empêchent de bouger. Et m’en vais vers l’Alameda conscient que de toute façon je n’avais pas le choix et qu’il me faut découvrir cette artère vitale de la vie santiagaise, sinon chilienne.
Le chemin inverse a été donc plus simple puisque je venais de le faire. Sans la crainte de me perdre, j’ai pu regarder les rues avec un peu plus d’attention. C’est en se perdant qu’on découvre les dessous d’une ville mais je me perdrais une autre fois, sûr que les occasions fortuites ne manqueront pas, il ne sert à rien de les provoquer et surtout pas par ce temps. Et je ne voulais pas arriver en retard. Ai-je réussi ? Oui, si on considère qu’Allende n’est pas encore passé. Par contre, si on estime mes chances de me faire une place dans cette foule dense qui s’est attroupée sur son chemin, malgré l’épaisse pluie qui tombe avec entêtement maladif, c’est très relatif. Disons même que ça confine à l’échec. Coup d’œil à ma montre : 10h20. Le Te Deum a lieu à 11h. Une bonne demi-heure pour trouver un trou dans le tissu humain, un arbre, un mur. Ou apprendre à « crier au feu ! » en espagnol (on ne me fera pas croire que ce serait aussi simple qu’“¡Al fuego!”) entre le Palacio de la Moneda et la cathédrale Metropolitana. Rue Moneda saturée. Sa perpendiculaire, l’étroit passage Ahumada, oublions. Ce n’est qu’au coin entre la dernière rue et la rue Catedral que j’ai réussi à grimper sur un panneau, avec l’aide d’un sympathique passant. Heureusement l’attente ne dure pas trop, car le “siège” est bien inconfortable même si un compagnon de grimpette est venu partager le point de vue. Puis la foule se met à crier au loin, « Allende, Allende, le peuple te défend ! »1 Les bruits se rapprochent et ce sont quelques hommes marchant et alertes, qu’on voit apparaître.
— Le GAP — m’informe mon nouvel ami, tu les connais ?
— Non, qui sont ?
— Le “Groupe des Amis du Président”. Sa garde personnelle, qui le protège des salops de militaires qui sont censés le protéger !2
Il se tait tout d’un coup alors qu’enfin on aperçoit la voiture aussi décapotable que présidentielle, avec, protégé par de larges parapluies, un homme vêtu d’un complet bleu, cravate gris perle et une écharpe tricolore, avec ses lunettes à épais foyers et ses cheveux blancs bouclés : le premier président marxiste du Chili passe. Suivi par des représentants des différents corps d’armées chiliens, ainsi que quelques représentants d’armées étrangères, des socialistes, et puis des représentants de « la France », apprends-je toujours par la même source qui a dû repérer à ma façon de mal rouler les ‘r’ ou de partir trop court sur les ‘rr’, d’où j’ai décollé il n’y pas plus tard qu’hier.Je ris de bon cœur à ce clin d’œil délicat, et il me le rend bien. C’est un bon gaillard, entre 20 et 25 ans, qui n’a rien d’autre à faire en ce moment-même que de discuter avec moi. Alors nous parlons. En tentant d’oublier que la pièce de métal trop fine pour être agréable à mes fesses me rappelle qu’elle n’est pas faite pour les supporter, j’essaye de lui demander pourquoi un président socialiste ne peut pas rompre avec cette tradition religieuse, même si pour la deuxième3 fois dans l’histoire nationale, ce Te Deum est œcuménique et non plus seulement l’apanage de la seule religion de Paul VI. La tradition, le besoin de ne pas choquer trop les momios…
— Les quoi ?
— Les momies : les riches, les snobs, les gars qui ont de la thune.
Ah, donc : les bourges…
On ne s’est pas dit que ça. J’ai dû parler un peu de Paris, manifester ma joie de pouvoir être ici à Santiago à me joindre à cette foule fervente. Mais au milieu des chants, des drapeaux aux couleurs de l’Unité Populaire, de ses différents partis et du pays, des claquements des sabots de chevaux de l’Ecole militaire, des mains que je passe sur mon visage pour essuyer dérisoirement l’eau qui y coule, secouer mes vêtements qui collent, la conversation doit rester en pointillés donc peu pointilleuse. Même si elle vient à point après les cinq minutes expéditives avec ma charmante mais pressée hôte de ce matin, et puis c’est allé très vite !
A la sortie des officiels, nous assistons à un petit cafouillis, puisque, tant à cause de la météorologie d’opposition que de la rapidité imprévue de la cérémonie, les troupes de l’Ecole militaire ne sont pas prêtes à leur poste qui étaient allées, petits soldatons de terre cuite, se protéger de la pluie.
— Viens, on va devant la Moneda !
Et je le suis.
Toujours la foule, les chants, les drapeaux. J’essaye de voir si je peux m’approcher des groupes communistes, afin, éventuellement de prendre contact avec eux dès aujourd’hui. Mais suis-je communiste, au fond ? Je n’ai jamais eu une insurmontable envie de prendre ma carte dans cette grande famille internationale. Les idées de Trotski ne me paraissent pas aussi répugnantes que les staliniens ont voulu les faire passer. L’esprit de Parti me fait un peu peur. L’idée de devoir me taire à l’évocation de Budapest et de Prague, ou de ne pas pouvoir opiner que le rideau de fer qui empêche les Allemands de RDA de rejoindre l’Ouest n’est pas une belle devanture pour le socialisme, me gêne. Je comprends pourtant la logique d’unité sans quoi rien de grand n’est faisable. Le président fait une apparition au balcon, en compagnie de quelques hommes. Hourrahs et joie communicative. Je ne sais pas quoi penser de la Chine, ni du bienfondé de la querelle fratricide entre l’URSS et la patrie de Mao. Et puis le modèle cubain, cette révolution libératrice qu’ont réussi à mener Fidel Castro et le Che… puis-je rester au-delà de ces divisions finalement inutiles à mon sens, même si je peux en comprendre les raisons superficielles ? Pourtant à envisager la situation politique chilienne, du moins telle que me l’ont dépeinte Edwards, Neruda, des amis à eux et mes lectures (soit, en ce qui concerne les livres :
et puis les articles de Laffonques4 dans Le Monde, ou ceux de L’Humanité), je pense que la position modérée du PC me convient mieux que l’aventurisme belliqueux du PS de Carlos Altamirano. Je suis d’accord avec Neruda : aucune envie de me retrouver au milieu d’une bande d’amateurs façon POUM ou des anarchistes, de connaître les déchirures de notre camp comme en Espagne, et si l’efficacité passe par le communisme, j’adhère au moins formellement – au pire, au Diable les papiers, le cœur et l’envie seront mes passeports. Je suis sûr que l’humanisme, la liberté et l’esprit critique ne sont pas incompatibles avec l’esprit de système et d’ordre.
J’ai réussi à me rapprocher des drapeaux rouges estampillés du marteau et de la faucille, en emmenant avec moi José, et, bien qu’aucun rapport de cause à effet ne soit envisageable, Salvador Allende apparait de nouveau au balcon avec ses filles. Et c’est une belle jeune fille presque toute de rouge vêtue – c’est incroyable comme le rouge va bien aux brunes, ce pays est fait pour le socialisme – qui m’indique qui étaient les personnes au balcon avec Allende la première fois, des ministres, donc, puisque, là, j’ai bien compris qu’il s’agissait d’Isabel, Beatriz et Carmen-Paz. José ne s’indigne pas outre mesure de ne plus avoir le monopole des explications, ayant compris qu’il n’avait pas les mêmes atouts que ma nouvelle camarade, et semble même apprécier cette nouvelle compagnie puisque les voilà à parler tous les deux dans un chilien à la mitrailleuse qui me laisse un peu à la marge et le temps de regarder les bâtiments froids, austères et hauts au milieu desquels se trouvent un Palais présidentiel presque ridicule dans ce contexte.
Après une troisième apparition, toujours aussi chaleureusement accueillie, du Président avec ses collaborateurs, la foule, et moi et José dedans, se disperse vers 13h. José doit partir pour je ne sais quoi que je ne parviens pas à comprendre. Forte embrassade. « bien’venoue », et va savoir si je le recroiserai : je n’ai pas de ligne de téléphone ni même d’adresse à lui laisser puisque je ne sais même pas si celle que j’ai trouvée ce matin va être la mienne. Je reste seul avec la pluie.
Notes
- Plus efficace en espagnol avec la rime : “Allende, Allende el pueblo te defiende”.
- Composée d’abord de membres du MIR (Mouvement de Gauche Révolutionnaire / Movimiento de Izquierda Revolucionar, proches de la ligne cubaine, c’est-à-dire prônant la lutte armée) et du PS, puis, en 1972, du PS seul. Créée initialement pour protéger le futur Président avant son éventuelle prise de fonction, cette garde n’avait pas vraiment d’existence officielle, d’où des problèmes récurrents avec le personnel militaire chargé officiellement de la sécurité du premier dignitaire.
- « En novembre 1970, le président Salvador Allende sollicita l’incorporation d’autres confessions chrétiennes à la cérémonie du Te Deum à partir de 1971, lui donnant ainsi un caractère œcuménique conservé jusqu’aujourd’hui. » Wikipedia ES, “Fiestas Patrias en Chile”, 21/10/2010 à 16:39.
- Pseudonyme de Pierre Kalfon, dont on peut retrouver les articles de l’époque dans KALFON Pierre, [1998] Allende. Chili : 1970-1973, Biarritz, Atlantica.