§4. Deux empanadas et un verre de vin rouge1 : la révolution a bon goût. Manger me redonne quelques forces, un peu de courage. Pourquoi pleut-il autant ? Que vais-je dire à Françoise, maintenant, moi qui me vantai d’échapper à l’hiver de l’hémisphère nord pour rejoindre l’été du sud ?

Il me faut maintenant rejoindre mon Français à la fonda dont il m’avait parlé. Ce n’est pas que j’aie vraiment très envie de rester entre Européens et néo-colonisateurs yanquis, qui vont se mêler aux fêtes locales comme des anthropologues s’insèrent dans une société indigène pour l’étudier, mais, même s’il vaut mieux parfois être seul qu’être mal accompagné, je me suis engagé et je dois tenir parole.

Bus rares et bondés. Erreur de trajet, à corriger avec un plan qui s’imbibe d’eau peu à peu à cause des gouttes qui tombent de mon visage. Marcher en évitant les flaques d’eau : celles qui peuvent vous terminer dans la figure au passage d’un véhicule, celles qui sont entourées de boue sur les chemins pavés ou goudronnés de manière irrégulière, celles encore qui barricadent une rue. Une épreuve éreintante, sous une pluie torrentielle et un vent violent.

Il me faudra en plus débourser 60 escudos pour entrer me réfugier dans le parc que j’ai enfin trouvé. La Reina, le bout du monde au fil d’un long cauchemar diluvien. Parmi les 30 fondas installées ici, je rentre d’abord en vain à ‘Aquí se para la Diuca’, puis trouve ‘La diuca Chica’ : il s’agissait bien d’une duchesse quelque part. Où sont effectivement regroupés mon Français, celui que j’avais déjà croisé à l’aéroport et qui travaille pour le métro de la ville, et trois gringos dont j’ai oublié, aussi vite que l’on me l’apprenait, leur profession et leur entreprise. Plus aucun d’eux ne m’attendait et ils rient tout ce qu’ils peuvent de voir arriver cette éponge sale et fatiguée – moi – qui ai résisté à la pluie et qui survivrai une fois de plus au ridicule. Qui absorbe aussi un peu plus vite qu’il ne le devrait un pisco sour sucré et au bon goût de citron, à l’effet revigorant indéniable sur mon corps sans défense puisqu’au bout d’un quart d’heure me voilà sur la piste à bouger (on ne peut pas appeler ça danser) sur des cumbias encore exotiques pour moi. Et même une cueca qui me fait essayer de suivre une partenaire improvisée et amusée, agitant fièrement son tissu blanc sous les regards attendris des gens du coin. Je ne pensais pas vivre tout ceci, j’aurais eu tort de ne pas venir et de rester déambuler bêtement dans les rues ou à moisir comme un poivrot dans un bar, seul jusqu’au fameux « soir » que l’ingestion d’un autre exemplaire de la boisson nationale, m’aidera sans doute à définir enfin ; je l’espère.

— Vous tombez bien, Jean, vous assisterez peut-être à la fin du gouvernement Allende, un de ces jours, si ce que disent les membres du gouvernement est vrai concernant l’existence du « Plan Septembre ».

Je lui avoue que je ne sais pas de quoi il parle. Il me raconte alors en quelques mots, comment une manifestation organisée par la Démocratie Chrétienne et le Parti National2, prévue le 14 septembre, a été interdite par Allende à cause d’un présupposé plan visant à assaillir les Carabiniers et provoquer l’Armée pour qu’elle sorte de la légalité et réalise enfin le coup d’état, comme il a été expliqué hier sur la chaine étatique de télévision. Il me parle aussi de José Castillo, gremialiste3 et syndicaliste de l’industrie du papier qui se bat pour éviter que la branche entière passe sous la férule de l’Etat :

— D’abord il y aura une raréfaction du papier. Et puis quand ils en auront un peu ce sera – en toute justice, évidemment ! – pour leurs petits copains, intérêt de la patrie oblige. C’est comme ça qu’opère le totalitarisme rampant qui sévit dans ce pays.

Je n’ai pas le temps d’y réfléchir qu’un Américain me propose des préparations avec des oignons.

— C’est un luxe, cette année, d’en avoir dans ce pays ! Voilà aussi le communisme à l’œuvre : c’est le seul régime où avoir une haleine d’oignon peut vous attirer les femmes !

Et ils partent dans un grand rire général.

— Oh, tu as vu la page entière qu’a publié la DC dans le Mercurio d’hier ?

Je comprends, grâce à la réponse de l’autre, que sur cette page les 40 points du programme de l’Unité Populaire ont été publiés in extenso, du fait que ce document, largement diffusé en 1970, serait actuellement introuvable, et ce afin de montrer le fossé entre ce qui était promis et ce qui a été réalisé pendant deux ans. J’avoue que je ne sais pas quoi en penser. Je regarde les drapeaux “bleu, blanc, rouge”, mais dans un autre ordre et une étoile en plus, qui se trouvent partout sur la grande tente où nous sommes abrités de la pluie. J’ai faim, je ne suis pas en mesure de débattre. Je m’octroie le droit de ne pas les croire sur parole et de voir ce pays avec des yeux d’enfant gourmand.

Et ce sera comme ça toute la journée. On dira que le soir, c’est quand il commence tout juste à faire nuit, et qu’importe la nuance entre “soir” et “nuit” – peut-être même que les francophones ne découpent pas la réalité de la même manière que les hispanophones.

Bande sonore : Los chileneros, “Ayer me encanó la yuta”

Notes

  1. “Una revolución con empanadas y vino tinto”. C’est ainsi que qualifiait « la voie chilienne vers le socialisme » le dirigeant communiste Luis Corvalán dans une formule qui s’est imposée.
  2. La première, de centre-droit après avoir été positionnée plus au centre-gauche en 1970 sous l’impulsion de Radomiro Tomic, est dirigée par Frei puis Aylwin ; le Parti National, regroupe les conservateurs et, de manière très minoritaire, des libéraux.
  3. Groupement de syndicats de patrons, une corporation de branche, comme les camionneurs.

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