§10. Lundi. Journée encore des plus banales au travail : je traduis. Je fais ça de mieux en mieux, mais avec la pénible impression que la vraie vie est après, dans les dépendances (celles-ci devenant plus importantes que la bâtisse elle-même…), et que le gros du temps que je passe dans la semaine est monopolisée par une occupation qui ne m’enchante guère. J’ai appris, via le bouche-à-oreille d’un collègue qui revenait du centre-ville, à la pause de 13h00, que les commerçants entraient aussi en grève. Salops.
Heureusement les forces actives de la nation ne chôment pas. Page gauche de mon journal, les paysans déclarent : « Il faut créer une nouvelle morale et une nouvelle attitude face au travail » (Quatrième Congrès de la Confédération « Ranquil »). Page de droite, ce sont les professeurs communistes : « Il faut mettre l’éducation au diapason du processus révolutionnaire » (Assemblée Nationale des Professeurs Communistes) ; dans les deux cas il faut dépasser la bureaucratie, aller au-delà de l’existant pour inventer de nouvelles solutions, contourner ce pouvoir législatif aux mains des riches qui mettent tous les bâtons possibles dans les roues du gouvernement. Nous ne voulons pas retourner dans le giron de ces EUA qui sont mis en déroute au Vietnam et y commettent des actes atroces, alors que le monde socialiste va très bien et montre jour après jour sa supériorité. Tous les pays sont derrière nous, il n’y a, malgré les tentatives désespérées des séditieux, aucun problème d’approvisionnement, les travailleurs et les étudiants étant solidaires avec l’Unité Populaire…
L’après-midi s’est passée dans l’ennui et le dégoût de tous ces gens qui se lient pour faire reculer le gouvernement Allende. Les heures les moins intéressantes de ma journée sont passées, assez vite finalement. Son point d’orgue c’est ce soir.
J’arrive devant la porte de la maison de Natalia. Je me souviens la première fois que j’ai sonné à la porte de la maison d’Agustín et qu’elle m’a ouvert en cette matinée de pluie où elle n’avait pas le temps : j’ignorais qu’elle était de l’autre côté, je ne pouvais me douter que d’aussi beaux yeux m’accueilleraient là où je n’attendais que la vue d’un vieux communiste. J’ai comme le trac car, là, je sais. Je l’entends d’ailleurs s’égosiller, sans doute pour que Pablo l’entende de l’autre bout de la maison. Ce petit Pablo que je vais voir pour la première fois. Je tire un peu plus fortement que d’habitude sur ma cigarette pour la finir rapidement. Je sonne – elle ouvre quelque temps plus tard – j’entre. C’est elle qui prend l’initiative de joindre nos lèvres alors que j’hésitais. Sommes-nous un couple ? C’est ce que mes yeux lui susurrent lorsque nos peaux se séparent. Pablo joue aux voitures dans un coin du salon, derrière le canapé où je ne le vois pas.
— Pablo, viens donc dire bonjour à Jean, qui est venu nous voir !
Un petit bonhomme d’une dizaine d’années surgit de son jeu et vient me faire la bise, sagement, une voiture à la main comme pour bien signifier qu’il va vite retourner à son histoire, après cette pause imposée. C’est moi qui suis le plus ému de rencontrer cette légende vivante de ma petite vie ; lui ne comprend pas ce qui se joue, qui je suis ou qui je serai peut-être… me regarde à peine, me fait une bise mouillée, se dégage rapidement de mon étreinte et disparaît de nouveau et aussitôt dans son univers. Natalia m’entraine dans la cuisine : elle n’a pas fini de faire à manger, me demande de lui prêter main-forte, ce que j’accepte avec joie puisque j’ai enfin l’impression de pouvoir lui servir à quelque chose. Me parle de la situation politique, du Chili actuel, des solutions, de tout, bien dit, intéressant, …sauf d’elle (je ne dis même pas de nous, je ne suis pas si ambitieux).
— Où étais-tu, Natalia ?
Elle me regarde avec un air noir, enfin plus que d’habitude, comme un ultranoir, s’arrête cinq secondes en me dévisageant, me perçant avec violence comme si j’avais trahi un secret. Expliqué une blague évidente. Donné le truc d’un tour de magie. Annoncé la fin d’un roman. Dit une énormité. Réveillé un monstre ancestral. Ou simplement évoqué un thème qui doit être tu. Elle reprend ses activités sans répondre, rien ne s’est passé.
Natalia est allée endormir le petit pendant que je restai seul dans la pièce ayant le temps d’y constater le désordre encore omniprésent. Commencé un Punto Final1 vite perdu des mains lorsque ma chère est venue se blottir contre moi, affectueusement. Attendrie dans le creux de ma tendresse, nous sentant seuls au monde dans cette maison santiagaise où nul colocataire ne menace de nous rejoindre, je retente de faire preuve de caractère et insiste :
— Natalia, je ne veux pas insister, ni ne cherche à jouer au détective mais pourquoi ne veux-tu pas me dire où tu étais ?
Elle se raidit, son visage se durcit à nouveau, mais je profite de sa position de faiblesse – là, à demi-allongée, entourée par mes bras, sa tête posée sur mon épaule – pour ne pas reculer cette fois-ci :
— N’est-ce pas normal de s’inquiéter de ce que fait celle qu’on aime ?
— Tu m’aimes ?
Que cherche-t-elle : à me détourner de la première direction que pouvait prendre la discussion ou à sincèrement explorer ce sujet que nous n’avons jamais abordé ?
— Ne détourne pas la conversation, s’il te plait.
— Bon, allons, parlons, viens manger.
Elle se libère promptement de mon emprise et disparaît dans la cuisine pour revenir avec les plats que nous avons préparés, chiches mais suffisants pour nous nourrir ce soir.
— Je te comprends, Jean. Mais ce n’est pas mauvaise volonté de ma part, ni cachoterie. Je préfère être franche que d’inventer des mensonges : nous ne sommes pas des bourgeois qui feignent la vie maritale et n’ont que devantures hypocrites. Je ne peux te dire tout ce que je fais, ça n’a rien à voir avec toi, c’est comme ça, tu ne dois pas poser de questions. Il m’arrive d’avoir à faire, j’y vais, tu dois me faire confiance, c’est comme ça — finit-elle en me prenant la main et après m’avoir servi. — J’étais dimanche au Parc O’Higgins avec Pablo. Il est désormais ouvert au peuple depuis le début du mois. Je suis passée ensuite à la maison vous voir, et tu n’étais pas là…
— Je ne vais pas te faire une histoire. Je m’inquiète, c’est tout. N’est-ce pas normal ?
— Normal, je ne sais pas. Ça me fait plaisir que tu te soucies de moi. Ça me gêne aussi, il va falloir perdre cette normalité-là, je le crains.
Je vois à ses yeux que tenter de négocier serait perdre sa salive inutilement.
— C’est sans appel, à ce que je sens. Je n’ai pas le choix.
Un nœud dans la gorge m’empêche de manger et de parler. J’aime cette complexité qu’elle m’oppose, elle fait partie de la personnalité de cette femme et de ce qui me plait en elle, loin de la lisibilité ennuyeuse des femmes normales… On ne peut pas avoir tout et son contraire, la joie des courbes, au risque des gouffres qui suivent un sommet, et la linéarité plate. J’accepte donc par un silence d’acquiescement. Nous finissons le plat principal dans la paix et au milieu des tâches que le présent nous propose.
— Viens, il n’y a pas de dessert.
Elle me prend par le bras et m’emmène visiter le haut de sa maison – lorsqu’une guerrière vous fait l’amour, tous les sacrifices sont justifiés par cette aventure-là qu’elle vous propose, rarement, peut-être, mais avec une force et une envie telles que ne connaitront jamais les couples routiniers. Et nous discutons, là, nus, les corps vidés, pleins, suffocants, sales, beaux et mourants, laissant place à une tendre complicité après la jouissance. Je tente même une analyse de la situation :
— Je pense qu’avec cette grève les patrons se sont tiré une balle dans le pied. Nous occupons les entreprises. Nous les faisons tourner sans eux. Malgré l’adversité. Le manque de ressources. La menace policière. Et y réussissons pas mal ! Le peuple comprend vite qu’on n’a pas besoin d’eux. Qu’ils sont des parasites accrochés au tronc de l’État bourgeois et que nous allons nous en débarrasser pour de bon. A court terme, ils nous font du mal en voulant bloquer le pays ; mais à long terme octobre 1972 résonnera comme le mois où la bourgeoisie s’est retirée d’elle-même, a abandonné la place. Nous l’a offerte. C’est ça, la voie pacifique.
— Et à la fin de la grève, ils voudront reprendre comme avant… — nuance-t-elle.
— Mais ils ne pourront pas ! Nous avons pris des positions dont ils ne voulaient plus : nous ne pourrons plus reculer. Et si le gouvernement recule, lui, s’il tente de satisfaire la réaction, nous avancerons sans lui…
Je lui parle encore des 100% d’augmentation qu’en tant que fonctionnaire de l’administration publique le gouvernement a obtenu pour moi, parait-il, pour rattraper l’inflation galopante, malgré d’âpres batailles au Parlement et au Sénat tenus par la droite, et lui tait l’essentiel : que malgré tout, je suis fou d’elle. Étrange poison qu’est l’amour : il nous serre la gorge quand il faudrait être capable de tout sortir de soi.
Note
- Journal du MIR.